L’utilisation de l’euro dans les paiements internationaux enregistrés par SWIFT a drastiquement diminué depuis le début de cette année. Alors que le monde assiste à un jeu de pouvoir entre les monnaies, cette évolution a été hâtivement expliquée par l’interaction complexe d’évènements géopolitiques et de tendances économiques. Cette note montre que le facteur principal n’est pas le fruit de grandes tendances, mais simplement un changement de normes.
L’importance internationale des monnaies
Dédollarisation ? Dé-euroïsation ? Montée du renminbi ? Le rôle international des monnaies est un sujet permanent dans le débat économique. Mais comment évalue-t-on réellement le rôle international d’une monnaie ? Dans son examen annuel complet, la Banque Centrale Européenne (BCE) utilise cinq indicateurs principaux pour évaluer la position internationale de l’euro (Graphique 1). L’un de ces indicateurs est son utilisation dans les paiements internationaux.
L’utilisation des monnaies dans les paiements internationaux est souvent évaluée à l’aide des données de SWIFT, un réseau de messagerie global pour les transactions financières internationales. SWIFT, acronyme de Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, ne transfère pas de fonds, mais facilite la communication des paiements transfrontaliers. Son utilisation répandue dans le monde entier fait de la part des messages SWIFT échangés (c’est-à-dire des transactions) une ressource clé pour évaluer la place internationale de monnaies comme l’euro dans le domaine de la finance mondiale.
Graphique 1 – Aperçu du système monétaire international
Notes : Données en pourcentage. Les dernières données relatives aux réserves de change, à la dette internationale et aux prêts internationaux sont celles du quatrième trimestre 2022. Les données SWIFT sont celles de décembre 2022. Les données sur le chiffre d’affaires des opérations de change sont celles d’avril 2022. *Comme les transactions sur les marchés des changes impliquent toujours deux devises, la somme des parts s’élève à 200 %.
Source : BCE (2023).
Chute libre de l’euro dans les paiements internationaux ?
Ces derniers mois, la part de l’euro dans les paiements SWIFT a fortement chuté, passant d’un niveau stable d’environ 35 % au cours des dernières années à moins de 24 % en octobre 2023 (Graphique 2). Plusieurs médias nationaux et internationaux ont relaté cette chute au plus bas niveau depuis 10 ans. Ce développement a été lié à la dé-euroïsation, la domination du dollar, ou même un rôle croissant du renminbi.
Les explications économiques possibles pour cette baisse soudaine de l’utilisation mesurée de l’euro dans les paiements internationaux sont nombreuses. La guerre en Ukraine est au cœur de nombreuses théories. Les sanctions ultérieures contre la Russie, et en particulier l’exclusion des banques russes de SWIFT, auraient pu entraîner une sortie des transactions SWIFT, qui aurait affecté de manière disproportionnée les transactions en euros en raison des liens économiques plus étroits avec la Russie. Les transactions auraient pu, par exemple, être transférées vers le CIPS, un système de paiement international chinois, où certains règlements de paiement ne dépendent pas du système SWIFT. Une autre conséquence de la guerre, la crise énergétique, pourrait également avoir un impact sur l’euro. L’UE a fortement diversifié ses fournisseurs d’importations d’énergie en se détournant de la Russie, avec désormais potentiellement plus de contrats libellés en dollars. De plus, le ralentissement économique et la baisse des exportations dans la plus grande économie de la zone euro, l’Allemagne, pourraient avoir entraîné la diminution de l’utilisation de l’euro dans les paiements transfrontaliers. Une autre explication serait que la baisse de l’euro serait la conséquence d’un dollar renforcé, puisque les deux monnaies sont en concurrentes dans le système SWIFT. Malgré les initiatives anti-dollar en Russie, en Chine ou en Amérique du Sud, la domination du dollar persiste et dépend plutôt de la force économique intérieure des États-Unis, comme l’a récemment réitéré Barry Eichengreen.
Graphiques 2 – Évolutions des paiements du système SWIFT selon les devises
Source : Les Echos.
Cependant, toutes ces explications peinent à expliquer le début de la baisse en mars 2023 et non un an plus tôt lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, ainsi que sa soudaineté. De plus, la stabilité d’autres indicateurs internationaux de devises qui ne montrent pas de mouvement comparable, comme l’euro en tant que devise de réserve de change, rend l’hypothèse d’une dé-euroïsation soudaine difficile à croire. La véritable explication de la baisse des messages transfrontaliers libellés en euros de SWIFT doit donc être cherchée au-delà des raisons purement économiques.
Un problème de communication
Un examen plus approfondi des données SWIFT révèle que le changement observé dans l’utilisation de l’euro s’explique par une raison technique et non économique. Pour améliorer l’efficacité, l’interopérabilité et la richesse des données dans la messagerie financière, une nouvelle norme mondiale appelée ISO 20022 a été créée. Les banques de la zone euro ont adopté la norme ISO 20022 parmi les premières, ainsi que son nouveau système de règlement pour les transactions en euros à haute valeur T2 [1] en mars 2023. Le système SWIFT lui-même est en période de transition, les anciennes et nouvelles normes peuvent être utilisées jusqu’en novembre 2025, lorsque l’ancienne norme prendra fin. Par conséquent, d’autres migrations vers la nouvelle norme sont en cours, par exemple au Royaume-Uni, aux États-Unis ou au Canada, et devraient toutes être achevées avant la fin de 2025.
La migration vers la nouvelle norme de communication s’accompagne d’une classification plus fine des paiements. Si cela conduit finalement à une représentation plus précise des transactions financières, les décalages temporels d’adoption entre les régions créent des distorsions statistiques à court terme. Plus précisément, les statistiques de paiement international SWIFT comptent les paiements transfrontaliers commerciaux et les paiements transfrontaliers interbancaires signalés dans les anciens formats de messagerie MT103 et MT202, respectivement. Certains de ces messages qui utilisaient auparavant la norme MT202 utilisent maintenant un format différent sous les normes ISO 20022 [2]. Cela signifie que ces messages précédemment comptés sont désormais exclus des statistiques, entraînant une diminution artificielle des paiements transfrontaliers quand on les compare avec des pays n’ayant pas encore changé de norme.
Une brève illustration
Dans un monde sans technologie, les gens échangent des lettres. Les lettres envoyées entre les pays sont comptées et prises comme mesure de la communication internationale. Lorsque certains pays introduisent la technologie, les habitants de ces endroits envoient maintenant des e-mails et des SMS. L’ancienne mesure compte les lettres et leur équivalent numérique, les e-mails. Cependant, s’il ne prend pas aussi en compte les SMS, il sous-estime la part mondiale de la communication internationale dans les pays dotés de technologie. C’est exactement ce phénomène qui s’est produit lorsque la zone euro a commencé à mettre en œuvre les normes ISO 20022 en mars 2023.
SWIFT lui-même rapporte que c’est cette nouvelle pratique du marché qui a conduit à une baisse de 15 % des messages en euros enregistrés depuis le début de 2023. Avec le temps, et au plus tard en novembre 2025, tous les participants SWIFT auront adopté ISO 20022 et les statistiques sur l’utilisation des devises dans les paiements internationaux seront recalibrées. Jusque-là, les statistiques SWIFT doivent être traitées avec prudence, car elles ne reflètent pas avec précision les positions des devises dans les paiements internationaux.
Conclusion
La baisse récente de l’utilisation de l’euro dans les paiements internationaux n’est pas le signal d’un véritable phénomène économique comme une redollarisation ou une dé-euroïsation. Ce n’est qu’un artéfact statistique à cause de l’adoption de la nouvelle norme.
Jonas Kaiser
Notes
[1] T2 a remplacé TARGET2 en tant que nouveau système à règlement brut en temps réel pour le règlement des paiements liés aux opérations de politique monétaire de la zone euro, ainsi que pour les transactions interbancaires et commerciales.
[2] En particulier, les messages des banques centrales européennes concernant la gestion de la liquidité et informant les banques commerciales de leurs lignes de crédit ouvertes.