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Le Clean Industrial Deal, une politique de rupture, mais avec quoi ?

Le Clean Industrial Deal (CID), initiative phare de la Commission von der Leyen (2024-2029), vise à transformer la politique industrielle européenne. Historiquement, l’Union européenne (UE) a favorisé des politiques industrielles horizontales pour éviter les distorsions de concurrence en encadrant strictement les aides d’État, sauf exception, comme avec les Important Projects of Common European Interest (IPCEI) pour des projets stratégiques transnationaux. Cependant, les crises récentes (COVID-19, guerre en Ukraine) ont conduit à une multiplication des dérogations et à une augmentation des subventions publiques des États, alimentant les risques de fragmentation économique et une certaine complexité administrative. Inspiré par le rapport Draghi, le CID cherche à simplifier les procédures, renforcer la coordination entre les États et accélérer la transition écologique, mais il reste encore des défis majeurs en matière de cohérence stratégique du projet industriel européen, de centralisation des ressources et de transparence des investissements réalisés. Le risque est en particulier qu’en voulant relâcher la pression normative qui pousse les entreprises à investir dans les projets verts tout en ne créant pas de moyens nouveaux, le CID entraîne une réduction des investissements totaux dans la transition.

La politique industrielle est désormais l’une des armes prioritaires de la Commission européenne 2024-2029 dirigée par Ursula von der Leyen pour faire face aux défis de notre temps. Ses orientations politiques, et le Competitiveness Compass présenté à Davos la semaine dernière prévoient notamment un Clean Industrial Deal (CID) dont les premières mesures devraient rentrer en vigueur dès 2025 et qui ambitionne de révolutionner la façon dont la politique industrielle est menée sur le Vieux Continent. Ce ne sont pas moins de trois vice-présidents qui se partagent l’accompagnement de cet accord : la Vice-Présidente Exécutive pour une Transition Propre, Juste et Compétitive (Teresa Ribera) le Vice-Président Exécutif pour la Prospérité et la Stratégie Industrielle (Stéphane Séjourné) et le Commissaire au Climat, à la Neutralité Carbone et à la Croissance Propre (Wopke Hoekstra).

En l’état des connaissances, le Clean Industrial Deal pourrait inclure notamment :

  • La révision de la loi européenne sur le climat, pour y inscrire une réduction de 90 % des émissions d’ici à 2040 ;
  • L’introduction d’une loi sur l’accélération de la décarbonation industrielle (ADI), inspirée du Net-Zero Industry Act, pour soutenir l’adoption de technologies de décarbonation dans l’industrie lourde ;
  • Des mesures visant à réduire l’usage des combustibles fossiles, notamment via des achats groupés et une nouvelle gouvernance de l’Union de l’énergie ;
  • De nouveaux partenariats pour diversifier les chaînes d’approvisionnement en technologies propres et matériaux critiques ;
  • Des investissements prioritaires dans les infrastructures et technologies propres, notamment grâce à un Fonds européen de compétitivité dès 2028 ;
  • Une meilleure mobilisation des fonds publics via la Banque européenne d’Investissement (BEI), et l’optimisation des ressources restantes du plan de relance Next Generation EU.

Avant d’en savoir plus dans les prochaines semaines, nous nous proposons de revenir sur les grands principes de la politique industrielle européenne qui ont été appliqués avant le Clean Industrial Deal. Nous évoquons ensuite ce que ce dernier pourrait rater malgré ses ambitions.

Et en un seul marché les lier : à l’origine de la politique industrielle européenne

Dans l’esprit de ses traités fondateurs, l’Union européenne est une union politique, mais aussi un marché commun. Dans ce cadre, tout ce qui risque de rompre l’égalité de traitement entre les entreprises des différents États membres, en particulier les politiques industrielles nationales, est découragé. Ainsi, les subventions des États membres aux entreprises, les fameuses aides d’États, ne peuvent être que des exceptions ou reposer sur des régimes dérogatoires temporaires (Art. 107 Traité de Fonctionnement de l’Union européenne). Elles sont perçues comme étant injustes, car elles favoriseraient les entreprises des États membres en mesure de les payer, et comme entravant l’objectif de convergence économique au sein de l’Union.

Cette philosophie est toujours au cœur du fonctionnement de l’Union européenne et des missions de la DG COMP[1]. Elle ne laisse la place que pour une politique industrielle dite « horizontale », c’est à dire qui affecte toutes les industries sur un territoire concerné (financement de l’éducation et de la recherche, environnement réglementaire favorable pour les entreprises, mesures de caractère fiscal, etc.) sans discrimination possible. Comme le rappelait Dimitri Zurstrassen dans sa thèse et dans un entretien avec l’Institut Avant-garde, le virage se fait en particulier à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Les aides d’États ont été redirigées vers les politiques horizontales (et en particulier la formation et l’innovation) avec l’encouragement de la Commission. En effet, celle-ci ambitionne alors de relancer la construction du marché commun pour renforcer la compétitivité de l’industrie communautaire face aux États-Unis et au Japon et de libéraliser progressivement sa politique commerciale.

Toutefois, l’interdiction des aides d’États n’a jamais été absolue : entre 1951 et aujourd’hui, de nombreux régimes dérogatoires se sont succédé, non sans quelques ambiguïtés juridiques (voir Di Carlo, Eisl & Zurstrassen, 2024). Le traité de 1951 interdisait les aides d’État pour les industries du charbon et de l’acier, mais l’article 26 attribuait aux gouvernements nationaux la responsabilité des politiques économiques générales. Le traité de Rome a introduit de son côté un système plus flexible autorisant les aides d’État dans certains cas prévus par l’article 92. Mais dès les années 1960, les institutions européennes ont adopté des règlements pour encadrer l’octroi des aides, afin de limiter les distorsions de concurrence et de favoriser la compétitivité industrielle. Les objectifs horizontaux (R&D, protection de l’environnement, soutien aux PME) ont pris une place croissante, avec des cadres spécifiques orientant les aides nationales vers ceux-ci.

Une exception importante au cadre des aides d’État dès l’origine est les Projets Importants d’Intérêt Commun européen (Important Project of Common European Interest, IPCEI). L’article 92 du Traité de Rome prévoyait explicitement cette dérogation et autorisait donc les États membres à financer directement des initiatives dans des domaines industriels stratégiques et d’avenir au travers de projets européens transnationaux. Ce cadre n’a toutefois été institutionnalisé qu’à partir de 2014 et manquait de cadre réglementaire clair auparavant.

Un cadre qui rentre en mue dans les années 2000 et laisse de plus en plus en place aux politiques interventionnistes des États

Dans les années 2000, face au fossé technologique déjà croissant avec les États-Unis et la crise de 2008, l’UE a commencé à réformer ses procédures de contrôle des aides d’État. Les premières réformes des années 2000 ont continué de chercher à réduire les subventions sectorielles, promouvoir les aides horizontales et rationaliser les cadres existants. En 2005, le State Aid Action Plan a introduit des mesures pour accélérer les décisions, encourager les États membres à soutenir des priorités stratégiques et simplifier les règles. Mais à partir de 2008, il y a une inflexion : face à l’urgence de la crise, la Commission a instauré un cadre temporaire pour soutenir les entreprises via des garanties et subventions de prêts. En parallèle, le General Block Exemption Regulation (GBER) de 2008 autorise automatiquement certaines aides dans des cas bien définis (aides régionales, aux PME, innovation, environnement, etc.) sans notification préalable, une petite révolution, d’autant que, depuis, ce cadre a été élargi plusieurs fois.

La publication d’une communication de la Commission européenne en 2014 marque aussi une étape décisive en établissant des critères précis pour identifier les IPCEI, leur donnant ainsi un cadre plus clair et cohérent. Ils permettent alors de contourner également le cadre des aides d’État. Quelques critères sont importants et limitent leur utilisation :

  • Les IPCEI peuvent être utilisés pour financer des projets de politique industrielle, depuis la phase de R&D jusqu’au déploiement industriel initial.
  • Les projets subventionnés doivent être hautement innovants (c’est-à-dire être à la frontière technologique et non pas concerner des technologies matures) et répondre à des défaillances de marché existantes.
  • Chaque IPCEI doit inclure des projets impliquant au moins quatre États membres de l’UE et comporter un important volet transfrontalier en matière de collaboration et de diffusion des connaissances.

En définitive, les différentes réformes du début des années 2000 ont fait des exemptions du GBER et des IPCEIs des outils essentiels de la politique industrielle européenne des États membres, mais ont par la même occasion grandement complexifié le cadre général des aides d’état sans permettre d’arriver à plus de cohérence dans les politiques des différents États. Ces tensions existent encore aujourd’hui et sont au cœur des débats européens depuis la première commission Von der Leyen.

La première commission von der Leyen : la politique industrielle face à la polycrise

La Commission 2019-2024 a dû faire face à une succession de crises qui l’a conduit à modifier et étendre le champ de la politique industrielle au niveau européen. Le contexte international n’est plus celui du début des années 2000 : le multilatéralisme est en retrait, la Chine et les États-Unis n’hésitent plus à ouvertement recourir à la politique industrielle et le besoin d’une action plus directe en faveur du climat se fait de plus en plus pressant.

Tout d’abord, pour permettre aux États membres d’aider les entreprises affectées par les retombées de la pandémie, la Commission a adopté en mars 2020 le Temporary Framework (TF) relatif aux mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie pendant la crise liée à la Covid-19. À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce cadre s’est transformé en un Crisis Temporary Framework (CTF), permettant aux États membres de soutenir les entreprises en difficulté touchées par le choc des prix de l’énergie. En mars 2023, le CTF a été remplacé par le Temporary Crisis and Transition Framework (TCTF). Le TCTF a élargi le CTF dans le but de favoriser le déploiement des énergies renouvelables et la décarbonation industrielle.

Du côté des IPCEIs, une nouvelle communication en 2021 et un Code de bonnes pratiques de la DG COMP, publié en 2023, ont cherché à standardiser progressivement le processus de candidature. En l’état, la Commission européenne a notifié dix IPCEIs : quatre sur l’hydrogène, deux sur les batteries, deux sur les microélectroniques, un sur les technologies cloud et edge, ainsi qu’un dans le secteur pharmaceutique.

Une évolution notable de cette période est qu’une partie de ces politiques interventionnistes ont été financées par un endettement européen. Après la pandémie, l’UE a mis en place un instrument de relance temporaire visant à soutenir la reprise économique de l’Europe. Le Recovery and Resilience Facility (RRF), son principal composant, a permis à la Commission de lever des fonds en empruntant sur les marchés financiers (en émettant des obligations au nom de l’UE). Le RRF est ensuite allé directement financer certaines des aides accordées aux entreprises par les États membres, comme le plan France 2030.

Mais cette augmentation des subventions publiques financées par les États membres, et l’Europe à travers le RRF, a créé une tension avec le cadre de compétition existant, à l’origine beaucoup plus restrictif. D’un côté, l’accumulation des exemptions a rendu le système général partiellement illisible pour les acteurs privés : les aides aux entreprises sont plus nombreuses, mais aussi plus incertaines. La longueur des procédures concernant les IPCEIs est également décriée, en particulier en regard des facilités permises dans le cadre de l’Inflation Reduction Act aux États-Unis. D’un autre, le risque de fragmentation économique augmente : d’après les données de la Commission européenne, les deux tiers des aides accordées depuis 2020 l’ont été par trois pays : l’Allemagne, la France et l’Italie. Le manque de cohérence entre les investissements réalisés se fait de plus en plus criant, conduisant parfois à des courses aux subventions : les États membres sont volontiers rentrés en compétition pour accueillir des entreprises étrangères, comme Intel.

Au niveau européen, la seule politique industrielle au-delà de l’encadrement des aides d’État, et temporairement de Next Generation EU, reste normative. Le Net-Zero Industry Act en 2023, par exemple, a cherché à renforcer la compétitivité de l’industrie européenne et des technologies essentielles à la décarbonisation à travers principalement des changements de régulation et l’envoi de signaux aux investisseurs. Le rapport Letta va dans le même sens en identifiant les barrières non commerciales subsistant dans de nombreux secteurs au niveau européen et en défendant la mise en place dans un régime juridique spécifique pour les entreprises européennes voulant exercer sur tout le continent.

Toutefois, le rapport Draghi, commandé par la Commission à la fin de sa mandature, marque une inflexion et pourrait inspirer le CID, comme l’a annoncé Von der Leyen à Davos le 21 janvier. Sans tout à fait renier les fondamentaux qui ont prévalu jusqu’alors, notamment dans son accent sur la nécessité d’une union des marchés de capitaux, il recommande le passage d’une logique normative à une logique plus proactive, qui laisserait plus de place aux États et réduirait les charges administratives pour les entreprises. Mais il recommande surtout la création de véritables ressources communes pour permettre plus de coordination au niveau européen.

Et maintenant ?

Le Clean Industrial Deal semble reprendre seulement une partie des ambitions du rapport Draghi. Il y a une véritable volonté d’accélération et de simplification des procédures administratives, la création d’un fonds européen de compétitivité, mais n’allant pas jusqu’à la création de ressources communes européennes dédiées ou bien la mise en place d’une étape supplémentaire de coordination au niveau européen. En définitive, l’une des annonces phares d’Ursula Von der Leyen n’est pas issue du rapport Draghi, mais du rapport Letta : la création d’un cadre juridique unique, le « 28e régime », que les entreprises pourront adopter dans l’Union européenne. La politique industrielle européenne reste normative avant tout et se fera au niveau des États.

Les annonces d’Ursula von der Leyen, bien qu’ambitieuses, suscitent encore plusieurs interrogations quant à leur mise en œuvre concrète. La première est celle de la bonne échelle : la politique industrielle doit-elle se faire principalement au niveau des États membres ? Comme le rappelle Philipp Jäger dans un policy brief récent, on exagère probablement le risque de divergence et de compétition déloyale à cause des aides nationales : de nombreuses aides européennes iraient probablement dans la même direction que les aides nationales. C’est ce que montrent également Di Carlo, Eisl & Zurstrassen (2024) : les plus grands états ne dépensent en réalité pas beaucoup plus en proportion de leur PIB quand on prend en compte tous les types d’aides. Les investissements nationaux ont aussi des effets de bord sur les pays voisins, par exemple quand ils améliorent la qualité du réseau électrique ou bien permettent de sécuriser l’approvisionnement en Europe de certaines technologies clés. Plus largement, les investissements pour la transition environnementale ont le plus souvent des rendements faibles, voire négatifs, et ne risquent donc pas de créer une divergence significative entre les États membres. Il est probablement donc inévitable, au moins à court terme, de passer par les États membres.

Mais comment assurer la cohérence de tout cela et avoir un cadre plus transparent ? Si l’essentiel se fait au niveau des États, le risque est celui de l’absence de coordination et d’opacité. Investir à 27 pourrait se traduire par 27 investissements différents et un saupoudrage qui ne répond pas aux priorités européennes et soit finalement inefficace. Pour les projets paneuropéens et les multinationales, cela signifie aussi devoir faire avec une multitude de mécanismes très différents. Les IPCEIs sont une partie de la réponse à cette question, mais restent loin du compte pour combler les besoins de financement au niveau européen : ils n’ont conduit qu’à des financements publics de l’ordre de 37 Md€ fin 2024. Eisl (2024) propose ainsi de renforcer les IPCEIs en les généralisant au-delà des projets de pointe, en facilitant leur mise en place et permettant de les coupler aux aides nationales. En complément, pour gagner en simplicité, il est peut-être aussi le moment de changer la façon dont les aides nationales et européennes sont évaluées : en passant à une évaluation ex post plutôt qu’ex ante pour accélérer leur mise en place, mais en l’associant en échange à des conditionnalités plus fortes en échange.

Une question demeure cependant : avons-nous les moyens d’opérer ce pivot vers un financement par les États ? Le CID semble aussi marquer la fin de la croyance d’un financement de la transition massivement par le privé. Comme le confirment certains documents non officiels du côté français, mais aussi le Competitiveness Compass publié le mercredi 29 janvier, en écho à une partie du rapport Draghi qui appelait à une simplification massive, le CID peut être l’occasion de réduire drastiquement certaines obligations pour les entreprises et de mettre en place une pause réglementaire importante. Si les régulations diverses contraignent en effet les processus de production des entreprises privées, et ont en ce sens un coût difficile à évaluer, il ne faut pas oublier aussi leur utilité. Par exemple, le rôle de la Directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), sur le pilori aujourd’hui, était d’améliorer et harmoniser la divulgation d’informations environnementales, sociales et de gouvernance par les entreprises afin de les encourager à prendre leur part dans la transition environnementale dans un contexte où les besoins d’investissement sont importants[2]. Il sera difficile de conserver les mêmes incitations des entreprises à investir dans les projets verts si les moyens des États sont limités[3] et que les idées les plus ambitieuses du rapport Draghi sur la création de moyens européens propres ne sont pas suivies. Le plus grand défi du CID sera finalement de ne pas marquer une baisse des ambitions européennes en termes de financement de la transition.

Cyprien Batut

Image : Honoré DAUMIER, n°9 de la série Chemin de Fer, circa. 1830-1845.

A lire aussi :

Notes

[1] La Direction générale de la Compétition à la Commission européenne.

[2] Voir le rapport de l’Institut Avant-garde à ce sujet.

[3] Notamment du fait des nouvelles règles budgétaires européennes.

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