Xavier Jaravel publie vendredi 3 novembre son ouvrage Marie Curie habite dans le Morbihan. Dans cet essai, il présente l’innovation sous un jour nouveau. Il défend une rupture importante avec le modèle d’innovation classique, selon lequel les bénéfices d’une innovation centrale ruisselleraient sur l’ensemble de l’économie. Il préfère le remplacer par le concept de « rhizome », un réseau sans haut, ni bas, ni centre : les technologies se développent sous l’influence réciproque de nombreux acteurs qui travaillent simultanément. Les types de technologies produites dépendent de la sociologie des innovateurs, et bénéficient essentiellement à certains segments de la population en fonction de leur localisation dans le rhizome. Ce renversement a des implications importantes pour les politiques publiques. Xavier Jaravel appelle à donner la priorité à l’éducation pour révéler l’ensemble des innovateurs potentiels cachés dans le rhizome.
L’entretien s’est déroulé en quatre temps : des questions introductives présentent le diagnostic principal du livre ; nous nous sommes ensuite concentrés sur les innovations et les innovateurs, puis sur la transition juste, et enfin sur les recommandations de politique publique.
« Il ne faut pas concevoir l’innovation comme un ruissellement mais comme un rhizome. »
L’Institut Avant-garde : La question du lien entre innovation, taille de marché et inégalités est au cœur de votre essai. Pourriez-vous nous rappeler cette thèse ?
Sur ce point, comme sur les autres points du livre, je m’appuie sur des travaux de recherche récents, et le livre en restitue les conclusions principales. En l’occurrence, ici, la question est de savoir ce qui va déterminer l’innovation. Il y a deux grandes idées. Une première vision possible est de considérer que l’innovation vient de découvertes qui viennent de la science fondamentale, et que donc que les incitations économiques sont presque secondaires. L’autre vision, c’est de dire que les incitations économiques sont premières et qu’en fonction de ces incitations, les innovations seront assez différentes.
En fait, dans les données, on voit que cette deuxième vision explique beaucoup des différences d’innovation entre secteurs, et la taille de marché joue un rôle très important. L’idée est simple : quand vous avez un marché suffisamment important, vous allez pouvoir faire les investissements nécessaires pour innover dans ce marché-là. Plus que la taille de marché, empiriquement c’est surtout l’accroissement de la taille de marché qui compte. C’est quand il y a un marché en croissance qu’investir et innover davantage pour s’arroger une part de celui-ci devient intéressant.
On peut donner des chiffres : une hausse de la taille de marché de 10 %, en moyenne, cela conduit à une baisse des prix ajustés pour la qualité (c’est-à-dire en prenant en compte les nouveaux produits, etc.) de l’ordre de 3 %.
Le cas des Etats-Unis montre comment ces dynamiques d’innovation tirées par la taille de marché peuvent amplifier les inégalités. Aux États-Unis, les inégalités de revenu sont en hausse, par opposition à la France. Et donc, les riches s’enrichissent plus vite que les autres. Donc les marchés de bien achetés par les riches s’accroissent plus vite que les autres marchés et vous avez alors plus d’innovations sur ces segments ! Prenons un seul exemple : les produits bio. Il y a beaucoup de demande des riches, notamment des jeunes riches, et par conséquent beaucoup d’innovations dans ce domaine-là. Et donc, une baisse des prix.
C’était votre thèse de doctorat, n’est-ce pas ?
Tout à fait, vous êtes bien informés.
L’identification de cette relation crée de nouvelles contraintes. Quels impacts pourrions-nous avoir en agissant sur ces contraintes ?
Effectivement, c’est une contrainte, puisqu’une grosse part de l’innovation vient de la taille de marché. Il faut toujours garder cela en tête, notamment en matière de politique commerciale. Le protectionnisme crée des risques importants sur la capacité à innover si on réduit trop la taille de marché. C’est un premier point.
Le deuxième, c’est que dans un pays comme les États-Unis où il y a une hausse des inégalités, vous allouez alors de façon croissante l’innovation à des produits pour les riches. Et c’est plutôt une mauvaise allocation de l’innovation. Donc cela montre que la taxation des revenus permet aussi de rediriger l’innovation.
Enfin, il y a certains marchés dont on pense, socialement, qu’ils devraient donner lieu à des innovations, mais qui ne sont pas solvables, car trop petits. Cela peut être le cas, par exemple pour les maladies orphelines, y compris dans les pays riches, ou plus généralement pour les enjeux de santé dans les pays en développement, quand on pense par exemple aux problèmes de vaccins contre la malaria. Pour répondre à cet enjeu, plusieurs outils peuvent être développés où l’État se substitue à la demande du marché pour financer des innovations dans des domaines précis, c’est ce qu’on appelle les Advanced Market Commitments, qui ont été utilisés par exemple pour les vaccins contre la Covid 19.
En fait, votre essai remet en question une explication classique sur le manque d’innovation en Europe : nommément, que celui-ci serait dû à une attitude trop prudente, à des questions culturelles. Et vous mettez en avant une explication beaucoup prosaïque, la taille de marché potentielle qui jouerait un rôle très important. Les marchés américains et chinois sont beaucoup plus grands, quelles sont les implications pour les politiques d’innovations en France et en Europe ?
Oui. Vous l’avez déjà très bien dit : en fait, le marché européen est encore trop segmenté. On a des marchés nationaux qui sont relativement petits et sans commune mesure avec les États-Unis ou la Chine. Il y a des startups françaises qui commencent ici en France et ensuite qui continuent à se développer aux États-Unis parce qu’elles ont directement accès à un marché de 300 millions de consommateurs.
Ce qu’on peut faire en Europe, c’est précisément réduire ces barrières d’accès au marché européen dans son ensemble. Cela peut se faire de différentes manières. Tout d’abord, avec des réglementations sectorielles sur des sujets comme l’IA, la blockchain ou des choses plus larges pour que les jeunes entreprises aient des réglementations simplifiées pour ensuite pouvoir opérer aisément dans plusieurs pays en même temps. C’est un premier pan qui est important.
Le deuxième, c’est le débat sur la mondialisation. La vision que je porte, c’est de dire que l’on peut vouloir être protectionniste mais de manière très ciblée, ce qui permet de ne pas se couper du marché mondial qui est essentiel pour des pays comme la France et même pour l’Europe, en général. Par exemple, si on prend l’aéronautique, une des forces d’innovation en France, 95 % de ventes se font en dehors de l’Hexagone et le gros de ces ventes n’est même pas en Europe mais à l’échelle mondiale. C’est une contrainte avec laquelle il faut composer. Un protectionnisme ciblé permet de réduire les vulnérabilités liées aux importations de composants ou matériaux critiques à l’étranger, mais il faut éviter le protectionnisme à tous crins pour préserver notre capacité d’innovation.
Vous avez mis en avant la relation entre national et européen. Mais un autre niveau d’analyse dans votre livre est celui du territoire. Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre livre ?
En fait, le titre résume l’une des idées principales du livre. C’est-à-dire qu’il y a une manne de talent inexploitée pour l’innovation, des Marie Curies perdues, et qu’elles se nichent partout sur le territoire français. Le livre montre que cela est vrai dans plusieurs catégories de la population : pour les femmes, mais également pour les populations d’origine modeste et pour certains territoires géographiques en particulier. Il y a des gens qui ont les aptitudes pour se lancer dans des carrières d’innovation, de sciences, d’entrepreneuriat. Pourquoi le Morbihan ? Il se trouve que c’est la zone où vous avez le plus faible taux d’enfants devenant ingénieurs ou chercheurs alors même que c’est l’un des départements avec les meilleurs résultats au baccalauréat. Ça illustre donc bien cette idée-là.
Dans le livre, j’examine les raisons qui expliquent pourquoi ces gens ne se tournent pas vers ces carrières et cela a beaucoup à voir avec une sociologie du mimétisme, des aspirations qu’on se donne et des carrières dans lesquelles on se projette. Dans le cas du Morbihan, c’est une terre de tourisme et d’activités agricoles, mais pas un centre d’innovation. Il n’y a pas d’écosystème d’innovation comme dans d’autres endroits, comme Grenoble ou autour de la technopole de Sophie Antipolis, dans les Alpes-Maritimes, qui est le département avec le plus haut taux d’enfants qui deviennent innovateurs-chercheurs. Là, vous avez déjà un écosystème et cela inspire les générations futures.
L’un des principaux messages du livre, c’est de dire que l’orientation scolaire et professionnelle, la découverte de ces métiers de la science et d’innovation, est un levier majeur qui doit prendre une place centrale dans nos politiques d’innovation. Il y a beaucoup d’associations qui travaillent dans ce domaine, mais ce n’est pas du tout quelque chose qui est vu comme primordial et les moyens disponibles sont beaucoup trop faibles. L’argument du livre c’est que susciter les vocations est tout aussi important que les outils classiques de la politique d’innovation, comme le crédit d’impôt recherche ou le financement du CNRS, parce qu’on laisse vraiment une énorme manne de talents inexploitée.
« L’un des principaux messages du livre, c’est de dire que l’orientation scolaire et professionnelle, la découverte de ces métiers de la science et d’innovation, est un levier majeur qui doit être pris au sérieux. »
Les innovations et les innovateurs
Nous reviendrons en détail sur la question des politiques éducatives. Nous passons à la deuxième partie de notre entretien, concernant les innovations et les innovateurs. Vous évoquez la sociologie sélective des innovateurs, aujourd’hui encore trop étroite. C’est lié, justement, à cette question de territoire. Quel pourrait être l’impact économique, technologique et sociétal d’une modification de cette sociologie ? Avez-vous des exemples ?
Oui. Peut-être que je devrais d’abord revenir sur le constat. Ce que j’évoquais, c’est qu’il y a eu une sous-représentation des femmes et des catégories modestes dans l’innovation. Cette tendance est observable en France mais aussi aux Etats-Unis, en Angleterre, en Suède et dans d’autres pays. Donc on n’est pas en retard à ce sujet, le constat est similaire partout.
La conséquence c’est que l’innovation bénéficie principalement à ceux dont les parents sont déjà insérés dans le monde de l’innovation. Cela crée des inégalités intergénérationnelles majeures, car les innovations influencent les revenus les plus élevés et la constitution des patrimoines et les personnes qui ont accès à ces carrières-là vont en profiter en premier lieu.
Une autre conséquence concerne le type de produits inventés. On voit que l’identité de l’innovateur influence le type d’innovation produite. Tout ne se résume pas à la taille du marché, la sociologie des innovateurs joue un rôle très important. Un exemple frappant est celui de Louis Braille, devenu aveugle à 5 ans et qui a ensuite inventé le système de lecture pour aveugles.
Qu’est-ce qu’on peut faire alors ? On pourrait se dire que tout cela ne va pas que très peu changer, et que les gens ont des avis immuables sur ce qu’ils veulent faire, mais ce n’est pas du tout le cas.
Un très bon exemple micro vient de France, d’une étude de l’École d’Économie de Paris où ils ont évalué un programme de la Fondation L’Oréal. Il s’agissait d’une courte intervention dans les lycées pour présenter les carrières scientifiques, comment on travaillait dans un laboratoire de recherche, les prépas d’ingénieurs, etc. C’était très court, de l’ordre de 2 heures et demie, mais cette initiative a eu un impact significatif sur la volonté d’aller en classe préparatoire, en particulier sur les filles les plus douées en maths.
À la base, parmi les filles qui sont les meilleures en maths, vous en avez 24 % qui vont en classe prépa scientifique. Ensuite, vous en avez 37 % grâce à l’intervention des classes visitées. Alors que le taux de base des garçons c’est de l’ordre de 45 %. Donc, si le but, c’est d’atteindre la parité dans les classes prépas scientifiques, vous atteignez presque ce but avec une intervention finalement peu coûteuse. Cela montre bien la puissance de l’orientation scolaire.
Par ailleurs, cet effet n’est observé que lorsque c’est une femme qui présente la carrière. Le fait qu’il y ait une différence n’est pas si surprenant, mais l’ampleur de la différence est frappante et montre l’importance du mimétisme. Cela montre que ce n’est pas qu’un problème d’information sur les carrières mais plutôt d’incarnation.
Cela soulève plein de questions pour les politiques publiques. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’hommes qui sont dans ces carrières-là. Donc, si vous voulez faire, par exemple, une journée de découverte des métiers, comme on va peut-être le faire car il y a une réforme en cours en France sur ce sujet, la pente naturelle va être d’y convier l’écosystème local. Mais comme c’est de la science, dans pleins de territoires, cela va être surtout des hommes. Il faut donc que le dispositif soit mis en place au niveau national pour que justement ce ne soient pas seulement les gens de la région qui s’impliquent, pour jouer au mieux sur ces effets de mimétisme et toucher tous les publics, notamment les femmes et les minorités.
Ensuite, un exemple plus macro : il y avait un programme d’orientation scolaire et universitaire mis en œuvre par Tony Blair en Grande Bretagne au début des années 2000 qui s’appelait « Aimhigher ». Ce n’est pas évalué de manière causale, par opposition à l’étude d’avant, mais de manière descriptive on observe de très bons résultats.
Le message ici est qu’une priorité des politiques publiques, doit être de pouvoir faire tout cela à grande échelle en mobilisant plein d’acteurs déjà actifs sur le terrain, plein d’associations, qui ont peu de financement aujourd’hui et peu de visibilité à l’an terme. Ce sont des choses qui peuvent être faites à court terme, notamment dans le cadre des réformes annoncées sur la journée de découvertes des métiers.
Ce qui est intéressant, c’est aussi l’origine de cette sociologie différenciée des innovateurs. Comment en est-on arrivé là ?
Ce que j’ai fait dans ma recherche, c’est que j’ai créé de nouvelles bases de données pour identifier l’identité et l’origine sociale des innovateurs. Nous avons fait cela pour la période moderne, pour les États-Unis, la France et d’autres pays. Une autre équipe a également fait cela pour les États-Unis au début du XXe siècle et obtient les mêmes résultats : la relation entre le revenu des parents et la probabilité de devenir innovateur est assez stable sur un siècle.
On observe ainsi une relation très forte entre le revenu des parents, le fait de faire d’un milieu privilégié et de faire de l’innovation. L’une des explications intuitives c’est que l’innovation nécessite une bonne formation, qui était historiquement liée au revenu. Parfois, il faut aussi un capital de départ. Une fois que vous avez un système comme celui-ci, il tend à se perpétuer, car pour se lancer dans ces carrières, il est souvent nécessaire d’être inspiré par son entourage. Globalement, on a un système qui, depuis toujours, est extrêmement restreint et élitiste du point de vue de l’origine social des entrepreneurs et innovateurs.
Vous mentionnez l’innovation « en rhizome ». Ce concept a retenu notre attention, au point que nous aimerions en discuter davantage. Qu’est-ce que l’innovation en rhizome, et quel rôle la propriété intellectuelle joue-t-elle dans le développement de ces innovations ?
L’innovation en rhizome est une métaphore que j’ai proposée pour offrir une alternative plus juste à l’idée du « ruissellement » ou « trickle down », souvent utilisée. En botanique, le rhizome fait référence aux tiges souterraines présentes chez certaines plantes comme les pommes de terre, le riz, le bambou, etc. Ces tiges permettent à la plante de se reproduire. L’aspect fascinant du rhizome est son absence de hiérarchie ; il n’y a ni haut, ni bas, ni centre. Le réseau se développe de manière souterraine et horizontale, dans toutes les directions.
Cette idée a inspiré certains philosophes de la connaissance, comme Guattari et Deleuze qui voient dans le rhizome une représentation de réseaux sans centre. Quand on analyse l’innovation, on arrive à des idées similaires : pleins de technologies se développent sous l’influence réciproque de nombreux acteurs. Les inventeurs créent, mais ce sont aussi les consommateurs qui adaptent et inventent de nouveaux usages. C’est pour cela que cela prend toujours des décennies pour que les technologies se diffusent. Par exemple, l’électricité a pris du temps à se répandre, tout comme ce sera le cas pour des innovations comme ChatGPT. La société dans son ensemble doit accepter la diffusion des innovations, que ce soit pour des innovations comme les éoliennes ou d’autres solutions pour la transition écologique. Dans ce cadre-là, il faut changer de perspective, l’innovation ce n’est pas un ruissellement venant d’en haut.
Concernant le rôle de la propriété intellectuelle et l’activité en rhizome, oui je crois que c’est compatible. La propriété intellectuelle, notamment à travers les brevets, joue en réalité deux rôles distincts. Premièrement, elle confère un droit temporaire sur une idée ou une technologie, ce qui est lié à la notion de taille de marché et d’incitation financière. Deuxièmement, elle facilite la diffusion des innovations. En échange du monopole que vous obtenez, vous placez votre innovation dans le domaine public. Sur le plan technologique, cela signifie que d’autres peuvent construire à partir de cette innovation.
La première fonction, celle de l’incitation financière, peut sembler philosophiquement en contradiction avec l’idée du rhizome. Elle établit une forme de propriété, différente des modèles open source où il n’y a pas de droit de propriété sur une innovation. Cependant, la deuxième fonction, celle de la diffusion de la technologie, est pleinement compatible avec l’idée du rhizome.
La transition juste
Vous dites que les innovations se diffusent sur un temps court, mais l’urgence de la transition gouvernementale appelle un temps beaucoup plus court. Peut-on parier uniquement sur l’innovation pour réussir la transition ? Comment faire pour l’accélérer si finalement le nerf de la guerre est l’innovation et l’éducation ?
Ma lecture de la littérature est que tous les analyses et plans de transition écologique donnent un rôle clé à l’évolution et la transformation des processus de production avec parfois l’aide de l’innovation, mais surtout la diffusion d’innovations déjà existantes. La réduction de la demande représente moins de 20 % de la réduction cumulée des émissions dans les scénarios que je connais. Ensuite, le temps court qu’on évoque reste quand même sur 30 ans donc il me semble qu’en fait, les leviers dont je parle dans le livre sont très pertinents pour la transition.
J’évoquais déjà tout à l’heure la question de l’éducation et de la sociologie des innovateurs. Aujourd’hui, les femmes sont vraiment sur-représentées dans les innovations vertes, d’un facteur trois par rapport à leur part habituelle. Ma conclusion : changer la composition des innovateurs, ça peut aussi changer la composition des innovations.
Si on va plus loin, la diffusion des innovations pour la transition écologique va aussi passer par certaines filières techniques. Il faudra beaucoup de chaudronniers, de soudeurs, etc. Ce sont des points mis en avant dans le livre quand je traite de l’orientation scolaire vers certaines filières techniques. Aujourd’hui, nos plans d’investissement dans la transition en font trop peu sur le capital humain et l’orientation professionnelle, c’est un des messages importants du livre concernant la transition.
Enfin, il faut aller vite mais aussi être efficace. Sur ce plan, je consacre toute une partie du livre sur la politique d’évaluation et comment faire pour garantir l’efficacité de l’intervention publique.
L’innovation suit des marchés en croissance. Le problème de la transition écologique c’est qu’on ne veut pas nécessairement suivre les marchés en croissance mais orienter vers certaines innovations qui ne produisent pas d’émissions. Comment intervenir dans ces mécanismes ? Faut-il encore chercher la rentabilité ou orienter consciemment l’innovation vers la décarbonation ?
Il faut continuer à utiliser cette logique de taille de marché pour orienter l’innovation vers ces buts de transition écologique. Il y a deux grandes manières.
La réglementation, tout d’abord. Par exemple, on décrète la fin des moteurs thermiques pour les nouveaux véhicules dans l’Union européenne en 2030 : c’est un énorme coup de boost pour la production de véhicules électriques. L’autre grande catégorie d’intervention publique, c’est le signal prix, en gros la taxe carbone. Les marchés d’émissions de carbone concernent aujourd’hui 40 % des émissions en Europe : ce n’est qu’un début et il faut aller plus loin.
Mais je pense qu’une partie de votre question porte sur l’arbitrage entre rentabilité des investissements pour faire la transition à moindre coût, ou s’assurer qu’on fera la transition tout court. J’ai l’impression qu’en fait on fait assez rarement face à cet arbitrage : on ne risque pas franchement de pêcher par excès de rentabilité de la dépense publique en France. Il me semble que l’on peut à la fois aller plus vite et être plus efficace.
Le rôle de l’État
L’un point clé de votre livre c’est que l’angle aveugle de la politique de l’innovation en France c’est l’éducation nationale et l’enseignement supérieur. Vous déplorez en particulier la baisse du niveau des Français dans les enquêtes et mettez en avant son coût pour l’économie française. D’où vient cette baisse et que faire ?
D’abord, quel est le lien entre l’éducation et l’innovation ? Le niveau général d’éducation d’un pays est un facteur clef pour la diffusion des innovations. Les innovations sont d’abord adoptées par les plus éduqués et donc si vous avez une inégalité de base entre les plus éduqués et les moins éduqués, elle sera amplifiée par cette dynamique de diffusion des innovations. Nous, on a un système qui est très inégalitaire, et en plus c’est un système qui est globalement très peu performant. Le livre fait un état des lieux pour objectiver cette mauvaise performance, y compris pour les meilleurs élèves, et décrit aussi les inégalités d’éducation. Je parviens à la conclusion que l’éducation est devenue le premier problème pour la politique économique en France, et notamment la politique d’innovation.
Ensuite, je propose trois grands types d’actions. La première classe d’action c’est déjà de se donner pour objectif de faire remonter le niveau de tous les élèves (y compris les meilleurs élèves, distancés par les meilleurs élèves à l’étranger). Il y a plein d’outils à mobiliser, du contenu des programmes aux pratiques pédagogiques, en passant par la taille des classes et l’aide aux devoirs. Mais le message c’est dire qu’il faut le faire en s’appuyant sur les résultats des évaluations existantes et en mettant en adéquation nos moyens et les fins de long terme qu’on poursuit.
C’est cela qui me semble pour l’instant manquer : on sait qu’il n’y a pas de formule magique, il faut des actions différentes, mais aujourd’hui on n’a pas d’objectif de long terme pour dire « il faut remonter notre niveau de temps » alors qu’on le fait sur plein d’autres sujets comme le marché du travail ou la dette.
On a donc des mesures qui sont bonnes, comme le dédoublement des classes, mais en fait on voit que les effets sont faibles par rapport à l’enjeu. Les études récentes de la réforme de 2017 faites par les services statistiques de l’Éducation nationale le montrent. Il faut donc totalement changer de braquet pour faire remonter le niveau.
L’idée est de combiner différentes politiques pour remonter la pente. D’autres pays ont réussi à donner une impulsion comme l’Allemagne et le Portugal qui ont eu leur « choc PISA ». Au début des années 2000, des centaines d’articles furent publiés dans la presse. À l’inverse, nous ne parlons très peu de ces sujets, ni médiatiquement ni politiquement. Sans cela, rien ne changera.
La deuxième classe d’actions, ce sont les filières techniques, on en parlait tout à l’heure, et la troisième classe, ce sont des réformes plus spécifiques pour renforcer certains enseignements qui portent sur l’usage des nouvelles technologies ou sur la programmation informatique. Par exemple, en cinquième, on a un cours de technologie et il y a un peu de code en cours de maths, mais c’est très peu et on pourrait, on devrait, faire beaucoup plus.
Il y a un peu deux grands types de réformes, l’une pour changer le niveau et l’autre pour, à un niveau donné, orienter les carrières vers la science et l’innovation.
Est-ce il n’y a pas un arbitrage entre un objectif d’adéquation des compétences avec le marché du travail et un objectif de relance de l’innovation ? Si on regarde le niveau du chômage des jeunes et son évolution depuis quelques années on pourrait se dire qu’on ne fait pas si mal.
Je pense qu’il y a une baisse du chômage des jeunes mais qui est pas mal liée à l’apprentissage et la tendance plus générale de baisse du chômage en France depuis 2015. En fait, on voit aussi cette baisse dans le reste de l’Union européenne. Je ne vois pas de rôle important pour les réformes éducatives récentes pour l’explication de la baisse du chômage des jeunes.
Je pense que dans votre question il y a un élément aussi philosophique : on ne peut pas orienter de force certains vers certaines filières même si on se dit que ça va probablement être mieux pour eux professionnellement. L’idée est plus de faire découvrir ces métiers, de dire c’est une option et que chacun puisse ensuite en fonction de ses goûts décider. L’exemple que j’avais tout à l’heure sur l’étude en France, les filles qui découvrent les classes prépa, personne ne leur a dit qu’il fallait y aller, c’est juste qu’elles ne s’y voyaient pas et finalement elles décident d’y aller. Il ne s’agit pas d’orienter de force ou bien de faire des lois de programmation de l’éducation avec des objectifs par filières. En revanche, les formations générales doivent avoir des objectifs ambitieux pour la hausse du niveau général, comme l’on fait l’Allemagne et le Portugal, et la découverte des métiers doit jouer un rôle important dans la scolarité.
Le SGPI ou les grandes institutions de financement de l’innovation aujourd’hui en France ne financent pas des études ou des initiatives qui ont trait à l’éducation ou à l’orientation : ils devraient le faire, car ce sujet est au centre de nos capacités d’innovation.
Peut-être une deuxième question alors : selon vous, l’État a trois rôles dans la politique d’innovation : il organise la formation du capital humain, on vient d’en parler, il finance l’innovation et il définit et légalise les marchés. Il ne semble donc pas avoir de rôle dans la direction de l’innovation et votre vision va donc peut être à l’encontre d’une vision entrepreneuriale de l’État qui serait prêt à prendre des risques ou justement faire des choix sur certaines innovations plutôt que d’autres.
Pour préciser, ce n’est pas que je refuse à l’État ce rôle mais, à mon sens, ce ne doit pas être une priorité dans le contexte français parce qu’en fait on fait déjà beaucoup de choses qui sont dans cet esprit. Dans France 2030 par exemple, on a 50 milliards d’euros sur dix ans et on a défini des grandes verticales technologiques. Et on a aussi de nombreux plans d’investissement comme les PIA (Programme d’investissement d’avenir, ndlr).
Ce qu’il faut faire avec ces plans-là, c’est les rendre efficaces. D’où tous les développements sur la politique d’évaluation qui est, je trouve, cruellement absente des écrits de Marianna Mazzucato et Dani Rodrick sur l’État entrepreneurial par exemple.
Comment on construit un État entrepreneurial ? En le rendant efficace ! L’autre élément c’est que en fait, en donnant un tel rôle à de l’État, on ne joue pas vraiment en rhizome mais on reste dans le mythe du ruissellement mais en mettant l’État à la place de l’entrepreneur. On a besoin de politiques d’un autre esprit qui donnent d’emblée un rôle au plus grand nombre : ça passe par l’éducation, par l’orientation etc. Sinon ce n’est plus un petit nombre d’entrepreneurs, c’est un petit nombre de hauts fonctionnaires qui vont avoir ces discussions-là et orienter l’innovation. Et souvent, ce sont aussi les grandes entreprises établies qui vont pouvoir décider d’avoir tel appel à projet parce qu’elles sont déjà un peu positionnées sur cet axe-là.
« Comment on construit un État entrepreneurial ? En le rendant efficace ! L’autre élément c’est que, en fait, en donnant un tel rôle à de l’État, on ne joue pas vraiment en rhizome mais on reste dans le mythe du ruissellement. »
La planification naît de l’écart entre la valeur sociale et le rendement privé d’une innovation. Le besoin de planification écologique répond entièrement à cette nécessité cependant elle n’enlève pas celle du financement. Quelles sont les pistes selon vous ?
Pour moi le frein principal la transition, c’est le capital humain plutôt que les enjeux de financement. Juste un ordre de grandeur, c’est que, on peut débattre des chiffres, mais en termes de financements additionnels, la transition écologique représente entre un et deux points de PIB, ce n’est pas ça qui explique qu’on est à 5 points de déficits publics. En augmentant l’efficience de la dépense publique, il y a plein d’autres sujets sur lesquels on peut effectivement trouver des poches de financement pour financer l’innovation et la transition écologique.
Vous accordez une grande importance à la gouvernance de l’innovation et vous soutenez notamment la création d’organisation de délibération au sein du CESE. Quel serait le rôle des instances citoyennes dans la direction de l’innovation et qui aurait le pouvoir d’agenda au sein de l’institution.
L’idée générale c’est qu’on fait plein de choix technologiques, mais qu’au final ce sont plutôt les entrepreneurs qui le font ou alors parfois l’élite administrative. Le citoyen a rarement voix au chapitre. On peut se dire, c’est normal, car ce sont des sujets techniques, mais il me semble qu’on ne peut pas se satisfaire de cela.
On peut et l’on doit donner un rôle plus direct à la société dans son ensemble, pour que les citoyens soient égaux devant l’innovation. Je vois deux rôles possibles. Un premier c’est d’associer les citoyens aux méthodes d’évaluation à la fois sur le constat des résultats de ces évaluations et sur la décision du redéploiement des fonds vers les dispositifs qui fonctionnent le mieux. Un deuxième c’est dans le cas où les choix sont en fait éthiques et philosophiques, on peut imaginer avoir dans certains cas une commission citoyenne. Ce serait utile sur des sujets comme sur la présence de Chat GPT à l’école ou le bien le financement de la recherche sur les maladies orphelines. Il y a des exemples à l’étranger, notamment au Danemark, ils appellent ça le Board of Technologies. En France, on pourrait le faire en rapprochant des organismes comme le CESE et le SGPI.
Vous êtes président du Comité d’évaluation de France Relance, qui va rendre ses conclusions en décembre. De fait, l’un des motifs récurrents de votre livre, c’est le manque de pratique évaluative ou plutôt une mauvaise utilisation de l’évaluation. Vous suggérez en particulier que le financement des grands plans d’investissement en France sont peu orientés par l’évaluation qui existe ou qui pourrait être faite.
Effectivement, on peut toujours faire de l’évaluation où on va mesurer qu’il n’y a pas eu de corruption ou que les fonds ont bien été dépensés là où c’était prévu. On fait cela, mais ce n’est pas intéressant pour vraiment identifier ce qui marche et là où il n’y a pas d’effet d’aubaine. Vous pouvez financer une start-up, mais si elle avait pu être financée par un acteur privé, cela ne sert à rien d’utiliser l’argent public pour ça.
Je pense qu’il y a deux grands problèmes. L’un est que souvent il n’a pas d’évaluation causale, c’est-à-dire qu’on ne sait pas si finalement le dispositif a vraiment marché ou pas. Deuxième problème : même si on a de bonnes évaluations, elles ne sont pas utilisées pour redéployer les dispositifs. Il faut changer cela et le livre décrit de manière simple comment on peut le faire et notamment pour les grands plans d’investissement comme France 2030. Dans France 2030, 70 % des 50 milliards d’euros sont sous forme d’appel à projets. Vous avez donc des lauréats et des non-lauréats, ce qui permet de définir un groupe de contrôle par rapport au groupe de traitement (des non-lauréats et des lauréats, dont la candidature, ont reçu des notes proches, juste au-dessus ou en dessous du seuil de sélection). Il y a certains sujets où l’évaluation est très difficile, comme l’ISF ou le CICE, en revanche là vous avez des entreprises assez comparables qui sont bénéficiaires ou non-dispositifs et il s’agit simplement de les comparer. On pourrait faire cela rapidement à grande échelle.
Ce qu’il faut faire, c’est donc garder les données sur tous les candidats aux appels d’offres et comparer les lauréats et les non-lauréats. Le livre rentre plus en détail sur la manière de procéder, mais pour preuve que cela marche, c’est qu’aux États-Unis à la fin de la crise de 2008-2009, ils avaient lancé des programmes d’innovation verte avec des financements en aval et amont. En faisant l’évaluation de ce programme, ils se sont rendu compte que les financements en amont (au début du cycle de vie d’une start-up) avaient un grand effet d’entraînement tandis qu’en aval ils se substituaient seulement à des financements privés. Sur la base de cette évaluation, ils ont redistribué les fonds vers le dispositif avant.
Et ce n’est pas un processus très long, en trois à quatre ans, on peut déjà observer des résultats. Pour revenir au cas de la France, l’essentiel est de conserver les données, de s’engager à les évaluer et, surtout, d’annoncer que, par exemple, 30 % des fonds seront redéployés à la suite de ces évaluations. Sinon, l’évaluation devient une simple formalité postérieure sans véritable impact ou importance politique. Ce qui est infiniment regrettable, car cela devient finalement un exercice académique sans utilité.
On note un manque d’offre d’évaluation, notamment en France où l’administration fait rarement usage de techniques d’évaluation sophistiquées. Comment pallier ce manque ?
Vous avez tout à fait raison. En France, nous avons plusieurs instituts de recherche majeurs, par exemple l’OFCE et l’IPP, qui utilisent ces techniques avancées d’évaluation et sont souvent sollicités par les administrations. Cependant, ils ne peuvent pas gérer un nombre illimité d’évaluations et il serait très utile que les administrations développent davantage de compétences d’évaluation en interne. En ce qui concerne l’évaluation des politiques d’innovation, notamment avec un budget important de 50 milliards d’euros, nous disposons d’assez d’évaluateurs compétents pour mener à bien cette tâche. S’il y a encore des lacunes en matière d’offre d’évaluation dans notre pays, ce n’est pas une raison pour ne pas transformer l’évaluation des politiques d’évaluation dès maintenant.
Conclusion
Pour conclure, l’Institut Avant-garde cherche à « transformer l’esprit économique ». Quel serait, selon vous, le problème dans le domaine de l’innovation qui exigerait le plus urgemment une transformation de cet esprit ?
Trois points principaux me viennent à l’esprit. Premièrement, nous devons donner la priorité à l’éducation. C’est essentiel pour une politique d’innovation efficace. Deuxièmement, philosophiquement, nous devons adopter une approche de « rhizome » plutôt que celle du « ruissellement ». Il ne s’agit pas seulement de créer des technologies, mais de les diffuser. Enfin, troisièmement, il est crucial d’adopter une culture d’évaluation.
Xavier Jaravel est professeur d’économie à la London School of Economics and Political Science. En 2021, il reçoit le Prix du meilleur jeune économiste décerné par le journal Le Monde et le Cercle des Économistes. Selon le classement IDEAS/RePEc 2023, il est classé parmi le top 5 des jeunes économistes universitaires les plus cités dans le monde.