L’idée de dette climatique renvoie originellement à un devoir moral que les pays développés, dont les émissions de gaz à effet de serre ont été substantielles depuis la révolution industrielle, auraient envers les pays en voie de développement (voir la première note de l’Institut à ce sujet). L’approche proposée ici représente une première tentative d’intégration de ce concept dans le cadre budgétaire français et s’inspire des travaux de Gueret et al. (2018), décrits plus précisément dans une note précédente. Elle se concentre sur le coût futur des politiques de décarbonation et non pas sur l’attribution d’une responsabilité historique.
Encadré 1 – Définition, unité de mesure, et données utilisées pour mesurer la dette climatique
Définition
La dette climatique s’entend comme le cumul des écarts annuels d’émissions par rapport à un budget, c’est-à-dire une trajectoire d’émission permettant de parvenir dans un temps fini à une cible d’émission. La dette climatique sera ainsi mesurée en quantité d’émission avant qu’une valeur pécuniaire ne lui soit attribuée.
En définissant, pour toute année t, t \in [1, T], un plafond ou un objectif d’émission E_t^b d’un produit en particulier ou d’un ensemble de gaz à effet de serre en tonnes équivalent carbone, il est possible d’assimiler cette quantité à un budget annuel. Ainsi, si pour chaque année t et pour chaque montant d’émissions totales effectives mesuré E_t, le solde climatique de l’année t sera S_t=E_t^b-E_t. Si ce solde est positif, l’entité considérée sera en excédant, elle aura dépassé ses objectifs ; à l’inverse, si ce solde est négatif, l’entité sera en déficit.
Le cumul des soldes \Gamma_t à la date t \in [1, t], est définit de la manière suivante, \Gamma_t=\sum^t_{i=1}-S_i=\sum^t_{i=1}[E_i-E_i^b]. Ce montant représente l’accumulation des déficits ou des excédents, et est assimilable à une dette. Un montant positif représente un passif par rapport à la trajectoire définie et demande des efforts supplémentaires les années suivantes afin de tenir le budget dans sa globalité, une non-résorption dans les années suivantes amène à la fin de la durée de vie à ne pas atteindre la cible fixée.
Unité de mesure
Dans la suite de la note, l’unité de mesure utilisée sera la mégatonne de CO2 équivalent (Mt CO2 e). Cette unité de mesure permet d’évaluer l’impact climatique des émissions de gaz à effet de serre autres que le dioxyde de carbone (CO2), en convertissant ces émissions en équivalents de CO2 en fonction de leur potentiel de réchauffement climatique. Cette unité permet de quantifier de manière standardisée l’effet sur le changement climatique de ces émissions en les exprimant en équivalents de CO2, facilitant ainsi la comparaison et la gestion des émissions de gaz à effet de serre. Cette unité de mesure a été introduite dans « IPCC First Assessment Report » du GIEC en 1990.
Données
Les données utilisées pour définir le budget de la France depuis 2015 sont celles issues des stratégies nationales bas-carbone (SNBC-1 de 2015 et SNBC-2 de 2020). Une note explicative est disponible en plus de cette article. Enfin, les données d’émissions effectives sont celles publiées par le Citepa dans le rapport Secten du 28 juin 2023.
La dette climatique en constante progression depuis 2015
Selon les données publiées le 28 juin 2023 par le Citepa dans son rapport 2023 Secten, les émissions de gaz à effet de serre en Mt CO2 équivalent depuis 2015 sont présentées dans le Tableau 1.
Tableau 1 – Émissions effectives de la France selon le rapport Secten en Mt CO2 e
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie.
Source : Rapport Secten, Citepa, juin 2023.
À partir de ces données, E étant les émissions effectives, et E^b les budgets carbones issus de la SNBC-1 et SNBC-2 [1] pour les années 2015 à 2022, on obtient la série de solde S présentée dans le Tableau 2.
Tableau 2 – Solde effectif de la France au regard de la Stratégie nationale bas-carbone en Mt CO2 e
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
Graphique 1 – Solde climatique, y compris UTCATF, en Mt CO2 e selon la SNBC
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
La France a ainsi présenté un déficit climatique sur les années 2015 à 2019, notamment en lien avec des prix de l’énergie moindres qu’anticipé au moment de l’adoption du premier budget carbone. En 2020, le solde climatique de la France s’est révélé excédentaire, en raison du ralentissement de l’économie dû à la pandémie du Covid-19. Le rattrapage de l’économie française durant les années 2021 et 2022 n’a pas obéré la capacité de l’économie française à réduire son déficit à l’égard de ses objectifs climatiques avec des soldes 2021 et 2022 inférieurs à celui de 2019.
La dette climatique est estimée à 83 Mt CO2 équivalent en 2022 au regard de la stratégie nationale bas-carbone
Le cumul des soldes, \Gamma_t=\sum^t_{i=1}-S_i=\sum^t_{i=1}[E_i-E_i^b] permet d’obtenir la trajectoire de dette présentée dans le Tableau 3 et le Graphique 2.
Tableau 3 – Dette climatique de la France en Mt CO2 e selon la SNBC
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
Graphique 2 – Dette climatique, y compris UTCATF en Mt CO2 e selon la SNBC
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
La dette climatique de la France au regard de la stratégie nationale bas-carbone serait d’après cette estimation en croissance sur l’ensemble des années écoulées, à l’exception de l’année 2020. Elle atteindrait 83 Mt CO2 équivalent en 2022 selon la première estimation faite par le Citepa.
Un solde climatique décliné par secteurs
Les données agrégées ne permettent cependant qu’une lecture superficielle. Par ailleurs, le ralentissement de la dette sur la période post-2020 pourrait s’expliquer par le renchérissement des coûts de l’énergie, à l’inverse de ce qu’il s’est passé de 2015 à 2018. Une analyse, du solde et de la dette, de chacun des secteurs est donc nécessaire pour éclairer les causes de la hausse de la dette sur l’ensemble de la période.
En se fondant sur les mêmes données, le solde climatique décliné par secteur depuis l’année 2015 est présenté dans le Tableau 4.
Tableau 4 – Solde effectif de la France, par secteur, au regard de la Stratégie nationale bas-carbone en Mt CO2 équivalent
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
Graphique 3. Solde climatique de la France, par secteur, en Mt CO2 e selon la SNBC
Note : le montant de l’année 2022 est, à la date de publication de la présente note, toujours estimatif (e). UTCATF : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie. foresterie.
Source : calcul de l’auteur ; stratégie nationale bas-carbone ; données Citepa, juin 2023.
Depuis 2015, le solde climatique de la France a principalement été creusé par les secteurs des transports, du bâtiment ainsi que de l’industrie. Le secteur UTCATF a eu un impact très négatif sur le déficit français sur les années 2019 à 2022 en particulier à cause d’une cible beaucoup trop généreuse dans la SNBC[2]. A contrario, les secteurs de l’agriculture et de la production d’énergie contribuent positivement à l’amélioration du solde climatique.
La contribution positive des bâtiments ainsi que la contribution moins négative que d’habitude du secteur de l’industrie 2022 pourraient être liées au renchérissement du coût des matières premières énergétiques ayant entraîné une plus grande sobriété, mais aussi à des mesures mises en place depuis 2020, par exemple dans le cadre France relance[3].
Si la présente note n’explore pas les raisons économiques derrière ces contributions sectorielles – elles feront l’objet de travaux futurs –, ces résultats permettent de déterminer les secteurs sur lesquelles les politiques publiques devront se concentrer à l’avenir. Ils permettront de mesurer par ailleurs l’efficacité des mesures prises récemment à l’instar de celles de la loi relative à l’industrie verte promulguée le 23 octobre 2023[4]. Afin d’aller plus loin dans cette réflexion, une étude de l’intensité climatique (entendu comme le niveau de ses émissions par rapport à sa de la taille sur secteur) et de son évolution pour les différents secteurs pourra éclairer les décisions politiques.
Une prochaine note détaillera la valeur pécuniaire de la dette climatique de la France et proposera une analyse sectorielle de celle-ci.
L’ensemble des données ayant servi à cette étude sont disponibles sur le site de l’Institut Avant-garde ainsi que sur le site www.detteclimatique.fr.
Jean Guis
Image : Institut Avant Garde et Chat GPT
Notes
[1] Les Stratégies nationales bas-carbone définissent depuis 2015 des budgets carbone fixant des objectifs nationaux d’émission année par année.
[2] La SNBC repose pour l’instant sur une hypothèse de puits de carbone à 85 Mt CO2 en 2050 tandis que les dernières estimations tablent sur des puits à 15 Mt. Sur ce sujet, voir aussi par exemple l’éditorial récent d’I4CE.
[3] Voir les rapports d’évaluation de France Stratégie à ce sujet.
[4] La loi n° 2023-973 du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte renforce la commande publique durable.