Written by 16h29 Croquis

Chine et États-Unis : une rivalité sur le temps long

Alors que la Chine s’affirme de plus en plus sur la scène internationale, la confrontation avec les États-Unis atteint désormais un tournant décisif, bousculant les équilibres mondiaux. Si le constat est unanimement partagé, rester à savoir comment nous en sommes arrivés là ? C’est ce que propose le livre de Benjamin Bürmbaumer, qui adopte une grille de lecture économique et politique pour éclairer les racines profondes de ce face-à-face entre les deux superpuissances. Il met alors en lumière un paradoxe fondamental : en s’insérant dans une mondialisation pourtant façonnée par les États-Unis, la Chine s’est engagée dans une dynamique qui la pousse à contester l’ordre mondial et l’hégémon américain. Pour saisir de façon concrète ce basculement, l’auteur se penche en particulier sur les infrastructures matérielles et immatérielles que les Chinois développent et qui affaiblissent la puissance américaine.

La rhétorique belliciste du Président Donald Trump à l’encontre de la Chine l’illustre quasiment quotidiennement avec la plus grande acuité́, l’attention que suscite la Chine est à la hauteur de la place qu’elle occupe désormais dans le commerce international et de l’intensité́ de la guerre commerciale qui l’oppose aux États-Unis. C’est dans ce contexte particulièrement d’actualité, donc, que Benjamin Bürbaumer, économiste et maître de conférences à Sciences-Po Bordeaux, propose une mise en perspective particulièrement stimulante de la rivalité sino-américaine.

Pour ce faire, l’auteur, qui a déjà reçu plusieurs prix pour cet ouvrage[1], propose une lecture historique et géoéconomique – clairement inspirée de la tradition de l’économie politique internationale inspirée, entre autres, de Rosa Luxemburg et poursuivie ensuite par certains auteurs de la théorie de la Régulation[2] – de la compétition dans laquelle sont engagés la Chine et les États-Unis. Loin du lieu commun selon lequel le commerce adoucirait les mœurs, il aboutit même à la conclusion que la guerre commerciale à laquelle se livrent les deux géants serait de nature à saper la mondialisation telle que nous l’avons connue durant les dernières décennies, alors même que celle-ci avait été voulue par les États-Unis et a tant profité à la Chine. Pour Benjamin Bürbaumer, en effet, la mondialisation est le fruit d’un alignement entre les projets économiques distincts des deux puissances au tournant des années 1970. Aux États-Unis, il s’agissait de rehausser les taux de profit des grandes entreprises, notamment érodés par le pouvoir qu’avaient acquis les syndicats à la suite du New Deal, grâce à la main-d’œuvre chinoise bon marché. En Chine, il s’agissait d’impulser une libéralisation économique et de rattraper le retard économique en important des États-Unis les éléments qui avaient contribué à leur succès. Mais, dès le départ, ce projet portait en lui les germes de l’affrontement que nous constatons maintenant. Pour suivre le raisonnement de l’économiste, revenons, donc, aux éléments qui étayent sa thèse.

Alors que le régime d’accumulation fordiste leur avait été particulièrement favorable, les grandes entreprises américaines font face, au cours des années 1970, à une crise de rentabilité. À cette même époque, les représentants du « capital transnational américain » (c’est-à-dire les représentants des entreprises davantage orientées vers les marchés internationaux que domestiques), séduits par les lucratifs bénéfices issus des investissements directs à l’étranger (IDE), influencent de plus en plus la politique étrangère et la diplomatie commerciale décidée à Washington. Pour eux, l’enjeu est de façonner l’économie mondiale par – et surtout pour- le capital transnational américain, afin de résoudre la crise. Il s’agit -là de la « solution spatiale », concept que l’auteur emprunte au géographe David Harvey. À la même époque, les dirigeants chinois peinent à sortir d’une crise économique et décide alors d’ouvrir la voie à une transformation (partiellement) capitaliste de l’économie, via, notamment, l’ouverture économique du pays au reste du monde. La Chine va alors pleinement et volontairement prendre part à la mondialisation voulue et organisée par le capital transnational américain, et permettre à ce dernier d’y réaliser le rétablissement de son taux de profit, notamment grâce à l’attractivité des travailleurs chinois, par ailleurs poussés par Pékin vers les grands centres industriels de la côte Est, qui se doublent alors d’infrastructures portuaires gigantesques destinées à l’exportation. En parallèle, le monopole public est réduit et l’entrepreneuriat privé se développe. Si, idéologiquement, cette alliance transpacifique entre Washington et Beijing n’allait pas de soi, les intérêts mutuels bien compris des deux partenaires vont faire des premières décennies de cette (a priori) improbable entente une idylle commerciale – du moins en apparence. Aux États-Unis, les taux de profit des entreprises transnationales se redressent tandis que la stagnation des salaires et les inégalités croissantes – dont sont victimes les travailleurs américains – sont artificiellement compensées par l’importation de biens produits à bas coût. En Chine, les taux de croissance atteignent des sommets tandis que le pays s’industrialise, s’urbanise et se développe à grande vitesse. 

Mais, et c’est là toute la thèse de Benjamin Bürmbaumer, une telle harmonie ne pouvait éternellement durer, tant elle contenait, dès le début, les germes de divergence d’intérêts qui ne pouvaient aller que croissant. Pour le capital transnational et l’administration américaine, en effet, la participation de la Chine au commerce mondial n’était entendue qu’à condition que le pays conserve une place subordonnée et périphérique d’exécutants, tandis que les donneurs d’ordre demeuraient, eux, états-uniens. Pour Beijing, en revanche, cette entrée dans la mondialisation sous domination américaine, n’était qu’un moyen d’accélérer le développement du pays et lui faire retrouver, à long terme, la place qu’elle avait perdue dans l’économie mondiale après les guerres de l’opium et « la grande divergence » des XIX et XXe siècle. Aussi, dès les années 2000, ces tensions, jusque-là sous-jacentes, se font de plus en plus vives : tandis que la Chine remonte les chaînes de valeurs en montant en gamme la qualité de sa production manufacturière, les États-Unis, eux, voient leur déficit commercial se creuser de façon abyssale. Ces premières tensions vont encore s’aggraver, quand, pour faire face à la crise de 2008, la Chine décide la mise en place d’un colossal plan de relance qui va encore accroître ses capacités de production. Les industriels du pays décident alors de chercher des débouchés partout où ils le peuvent et rentrent alors directement en concurrence avec les entreprises américaines, notamment en Europe. Grignotant petit à petit des parts de marché, les dirigeants de l’Empire du Milieu prennent pleinement conscience du poids critique qu’ils ont atteint dans l’économie mondiale. Un poids critique qui leur permet alors d’envisager de ne plus seulement participer à une mondialisation orchestrée par – et surtout pour – les Américains, mais bien au contraire de les supplanter dans l’organisation même du commerce mondial, dont ils entendent bien être les gagnants.

Pour atteindre cet objectif, ils décident donc de procéder méthodiquement en développant leurs propres infrastructures, tant matérielles qu’immatérielles. Cette attention particulière aux infrastructures dans la course à la suprématie mondiale est d’ailleurs une des autres originalités de Benjamin Bürmbaumer, qui, pour l’analyser, s’appuie sur le concept de « pouvoir structurel » de Susan Strange. À l’aune de ce concept, le contrôle des systèmes de paiement, l’application de normes techniques, la surveillance – même officieuse – des voies maritimes, par exemple, sont à analyser, non plus isolément et de façon technique, mais comme des outils éminemment politiques, permettant à un État en particulier de « définir les conditions spécifiques de participation des autres États au commerce mondial ». Le but étant, in fine, toujours le même : favoriser l’accumulation du capital sur son territoire pour accroître sa puissance matérielle et donc sa puissance tout court. Et, à ce jeu, la Chine a fait preuve d’une détermination constante qui commence à porter ses fruits. C’est en particulier ce dont témoignent les Nouvelles Routes de la Soie, présentées en 2013. Le but de ce projet est de créer un réseau complexe d’infrastructure de circulation (ports, routes, chemin de fer, etc.) permettant à la Chine de drainer vers elles les ressources dont son économie a un besoin quasiment insatiable, mais également de pouvoir s’assurer de réduire sa vulnérabilité à un éventuel blocus maritime de la part des États-Unis. On peut également citer sa volonté d’affaiblir le privilège exorbitant dont disposent les États-Unis avec le dollar, avec la mise en place progressive d’infrastructure financière et d’échange dans lesquelles le Renminbi remplace le billet vert comme devise internationale.

Si Benjamin Bürnbaumer va peut-être vite en besogne, tant il transparaît dans son livre l’idée qu’il ne s’agit que d’une question de temps avant la Chine ne remplace les États-Unis comme hégémon mondial[3], force est de constater que le réencastrement de son analyse dans le temps long et à travers le prisme de l’organisation mondiale de l’économie est infiniment plus convaincant que les théories psychologisantes faisant reposer les sources du conflit sino-américain sur les personnalités de leurs dirigeants ou sur celles faisant de la guerre entre les deux puissances un simple prolongement logique, déductibles d’exemples passés.

Romain Schweizer

Image : John MacWhirter, Standing Stones on Machrie Moor, date inconnue , huile sur toile, 49 x 76 cm.

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Notes 

[1] Le prix Turgot, décerné par Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique ainsi que le prix lycéen « Lire l’économie ».

[2] Michel Aglietta et Robert Boyer notamment.

[3] Rappelons-nous les temps pas si anciens où la question dans l’espace médiatique était de savoir, non pas si, mais quand le Japon dépasserait les États-Unis…

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