Comment résoudre l’injonction contradictoire entre moins de dette financière et moins de dette écologique ? C’est la question que se posent les collectivités locales, protagonistes de la transition écologique, et à laquelle se sont attelés I4CE et La Banque Postale lors d’une conférence intitulée « Les investissements climat des collectivités locales : comprendre pour agir », le 16 janvier dernier à Paris.
La planification écologique et les évaluations financières de la transition sont formelles : les investissements des collectivités locales devront doubler pour respecter les Accords de Paris – beaucoup plus encore nous dit en conclusion Antoine Pellion, Secrétaire général à la planification écologique, si nous intégrons la gestion des ressources et le maintien de la biodiversité dans l’équation ; encore plus si nous intégrons les questions sociales et d’emploi. Plus d’investissements dans les collectivités locales signifie plus de dette, alors même que les lois de programmation des finances locales les contraint fortement. Comment résoudre cette impasse ? Quelle est la marge de manœuvre des collectivités territoriales (régions, départements, communautés de communes et communes) pour réaliser les investissements nécessaires à la transition ? Est-ce un problème de financement à proprement parler (disponibilités des fonds) ou d’investissement (alignement entre financement et projets) ?
L’étude d’I4CE « Collectivités locales : comment financer l’accélération des investissements climat ? » permet de comprendre les enjeux financiers. A propos de l’accélération de la transition, tout d’abord : le compte n’y est pas, comme le soulignait l’Institut Avant-garde dans une estimation de la dette climatique pour la France. La baisse observée des émissions de gaz à effet de serre était de 9,1 MtCO2eq par an entre 2019 et 2022, inférieure aux 12 MtCO2eq annuels attendus par la SNBC sur la période 2023-2030, et encore plus à l’accord européen Fit for 55 (SNBC3), qui requiert une baisse de 17 MtCO2eq par an sur la période 2023-2030. Il faut donc accélérer la transition.
Or, cela demande des compétences et des investissements, notamment de la part des collectivités locales qui ont la main sur un grand nombre de leviers de décarbonation (rénovation des bâtiments publics, transports, etc.). Car les questions de compétences et de réallocation des emplois sont bien des enjeux locaux, comme nous l’avons souligné dans nos dernières notes sur le marché du travail. Selon I4CE, les collectivités locales investissement aujourd’hui environ 6,5 Md€ par an pour la décarbonation ; si on met les évaluations du rapport Pisani-Ferry-Mahfouz à l’échelle de ces collectivités, elles devraient dépenser 12 Md€ par an d’ici à 2030 pour atteindre nos objectifs. Cela varie bien entendu en fonction de la taille de la collectivité locale, celles-ci ayant des portefeuilles d’action plus ou moins engagés dans la transition (les régions et le transport ferroviaire par exemple).
Comment financer ces investissements ?
I4CE propose quatre scénarios de financement des investissements climat sur la période 2023-2030.
Tout d’abord, un scénario « dette », dans lequel les investissements seraient exclusivement financés par l’emprunt. Ce scénario s’inscrit dans le débat ouvert par le rapport Pisani-Mahfouz et relayé par l’Institut sur le recours à l’endettement public pour financer la transition. Il permet, en outre, une hausse massive des investissements hors dette destinés à la transition des collectivités locales (+26 Md€ à horizon 2030), pour un point de PIB de dette supplémentaire sur la période étudiée (qui représenterait 8,4 % du PIB en 2030).
Ensuite, un scénario « redirection », dans lequel les investissements climatiques résulteraient uniquement d’arbitrages avec les dépenses d’autres secteurs des politiques publiques, et d’une réorientation immédiate de ces investissements ; ce scénario ne permet naturellement pas d’augmenter significativement les investissements (+14Md€), et augmente légèrement l’emprunt (qui représenterait 7 % du PIB en 2030).
Ensuite, un scénario « État », dans lequel une plus grande dotation générale de fonctionnement (DGF) de l’Etat permettrait de financer les investissements, soit en indexant l’évolution de la DGF sur l’inflation, soit en pérennisant le « fonds vert » (2,5Md€ chaque année), déplaçant le sujet de financement du niveau local au niveau central. Dans ce scénario, la hausse des investissements hors dette destinés à la transition sont massifs, comparable au scénario « dette », alors que l’augmentation de l’emprunt y est moindre.
Enfin, un scénario « ressources propres », dans lequel les collectivités territoriales auraient la capacité d’augmenter leurs ressources propres (taxe foncière, recettes tarifaires, cessions d’immobilisation, etc.), ou en mobilisant leur fonds de roulement. Ce scénario permet également d’augmenter massivement les investissements liés à la transition (+26 Md€), tout en limitant fortement l’emprunt et stabilisant la situation financière des collectivités locales.
Un dilemme entre austérité budgétaire et investissements pour la transition
Si la réalité sera probablement un mélange de ces scénarios, le constat budgétaire de cette étude est unanime : tous les scénarios conduisent à une augmentation de la dette locale, contrairement à la trajectoire demandée par la Loi de Programmation des Finances Publiques (LPFP). Ces scénarios sont donc aujourd’hui inopérants, vues les contraintes financières des collectivités locales. L’injonction contradictoire entre réduire la dette écologique et réduire la dette financière est donc pleine et entière pour ces collectivités dans les prochaines années.
Elle est particulièrement prégnante dans le scénario « dette », dans lequel au conflit avec la LPFP s’ajoute le peu d’appétit des élus locaux pour l’emprunt. Cette réticence s’explique en partie par les durées de désendettement, qui ont longtemps été contraintes et inscrites dans la LPFP, mais également par le souhait d’une gestion en « bon père de famille », qui, si elle ne doit pas s’appliquer à la gestion de la dette publique, est naturellement présente chez élus des petites communes.
Cette injonction est également visible dans le scénario « redirection », qui souligne qu’une simple réorientation des investissements sans financement supplémentaire ne permet pas d’atteindre l’accélération de la transition nécessaire pour atteindre nos objectifs de décarbonation. La transition ne pourra pas se faire en actionnant uniquement une revue de dépenses. Bien que nécessaire pour l’efficacité de dépenses publiques, la simple redirection de dépenses publiques oublie le caractère systémique et transformateur de la transition, qui ne doit se passer des dépenses sociales ou des services publics – même s’ils ne sont pas cotés en « vert ». La hausse des investissements nécessaire à la transition n’est suffisante que quand des financements supplémentaires sont mis sur la table (comme dans les scénarios « dette », « État », ou « ressources propres »). Et comme le dit Antoine Pellion en conclusion de la conférence, la dette devra être un outil important du financement de la transition, parce ce que la transition sera intensive en capital d’une part, et parce que la capacité des collectivités locales à s’endetter est réelle.
Comment repenser le financement des collectivités locales en faveur de la transition ?
Une fois cette injonction posée et la nécessité de la dépasser, quels leviers sont à notre disposition pour financer la transition ? Et comment peut-on s’assurer qu’accorder cette marge de manœuvre aux collectivités locales ne permette pas des investissements déconnectés de la transition, notamment à des fins électorales ?
- La loi de finance. Aujourd’hui, les trajectoires de la LPFP ne permettent pas de réaliser la transition, en niveau et en temps imparti. Une réforme de la loi de finance, voire une LOLF verte comme le proposait le rapport Soutenabilités de France Stratégie, permettrait à elle seule de libérer la dette des collectivités locales, de libérer les dotations, et leur permettre de lever l’impôt. Le nœud qui existe aujourd’hui entre l’Etat et les collectivités sur ce sujet est uniquement technique, et demande simplement un changement boussole ;
- Assumer qu’on ne sait pas encore, aujourd’hui, distinguer les investissements « verts » des « bruns ». Si les budgets verts sont une première étape pour identifier les investissements nécessaires à la transition, force est de constater qu’ils sont aujourd’hui peu fiables, alors même que selon la Cour des Comptes seuls 10 % des investissements sont aujourd’hui cotés en « favorable à la transition », et que la très grande majorité se retrouve en « neutre » ;
- Par ailleurs, cette cotation ne permet aujourd’hui de renoncer suffisamment aux investissements « bruns », indispensables à la transition, même une fois qu’ils sont lancés. Ceci demande une évaluation plus systématique des investissements, et une réflexion sur la mesure de ces derniers.
- Faire évoluer la nomenclature comptable applicable aux collectivités. Aujourd’hui, les collectivités engagées dans une comptabilité écologique, voire une comptabilité CARE qui inclut les objectifs sociaux du développement durable, sont bien incapables de rendre compte à l’État de leurs progrès sur le champ de la transition, car aucune norme nationale ne permet aujourd’hui de consolider les données locales au niveau national. Mais faire évoluer ces normes est un choix politique.
- Mettre sur la table une refonte de la fiscalité locale. Depuis la suppression de la taxe d’habitation et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, la capacité des collectivités locales s’est fortement érodée, et leur base fiscale (le bâti et les propriétaires) est aujourd’hui soumise à la concurrence des politiques environnementales, comme le Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Une véritable réflexion sur la fiscalité locale doit donc être menée, à des échelles différentes (communes, départements, régions), et en travaillant sur la lisibilité, le renforcement du lien entre la fiscalité et le territoire qu’il finance, et l’assiette d’imposition.
- Penser la répartition des investissements publics et privés. Selon Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen, les investissements publics de sa métropole ne représentent que 10 à 15 % des dépenses de décarbonation, le reste concernant le secteur privé (industries, particuliers) ; il faut donc bien avoir en tête que chacun devra participer à l’effort (en termes d’investissements, mais également de pertes), et que la part du public dans cet effort est en réalité très modeste.
- Enrichir la caisse à outils de financement des décideurs locaux. Les types de financement et les acteurs du financement doivent être renouveler. Une véritable ingénierie économique et financière pourra être utile, en permettant d’étaler les remboursements, en créant des fonds, en permettant des prises de participation au capital, des contractualisations avec l’État, etc. Et en se concentrant sur les compétences présentes dans les territoires, via la création de territoires zéro carbone, ou des politiques industrielles localisées.
- Différencier les financements en fonction de l’actif à financer : le risque collectif de la transition au niveau des collectivités n’est pas tant de manquer de financement que d’être incapable de développer des projets en conséquence. Car les financements sont mal calibrés, les subventions trop complexes, les échéances trop rapides. Adapter les outils de financements aux bonnes échelles, tout en donnant de la visibilité via la pluriannualité des financements seront donc essentiels.
« Il faut réconcilier le macro et le micro sur les sujets de financement » conclut Antoine Pellion. Cela nécessite donc de penser les échelles (local, national mais aussi européen), les systèmes, et d’être en capacité de financer le surcroît d’investissement en tenant comptes des limites budgétaires … mais surtout planétaires.
Mathilde Viennot
Notes
Image : José Almada Negreiros, Autoportrait dans un groupe, 1925, huile sur toile, 197 x 130 cm, Centro de Arte Moderna de Lisboa.