Le 25 septembre 2024, l’Institut Avant-garde a organisé une conférence à Paris sur le thème de la dette climatique à l’occasion de la sortie de son rapport à ce sujet. Ce concept émergent est un élément potentiellement clé des discussions sur la transition écologique, car il permet de mesurer les retards accumulés dans les engagements des États en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’institutionnaliser son rattrapage. La conférence a rassemblé plusieurs experts, dont Didier Blanchet, Aude Pommeret, Antonin Pottier, et Clément Surun, pour discuter de la dette climatique sous ses différentes dimensions – biophysiques, économiques, et politiques.
- Introduction : contexte et définition de la dette climatique
Cyprien Batut, membre de l’Institut Avant-garde et modérateur de la conférence, a ouvert la session en expliquant les raisons de l’organisation de cet événement. Il a introduit le rapport publié par l’Institut en juin 2024, qui présente une analyse approfondie de la dette climatique. Il a notamment rapidement évoqué la montée en puissance de ce concept dans les discussions politiques récentes.
Le concept de dette climatique repose sur une analogie avec la dette financière : les retards dans la réduction des émissions de GES créent une obligation future qui devra être remboursée à travers des sacrifices économiques et sociaux importants. Comme présenté dans le rapport, la dette climatique doit être comprise comme une « dette biophysique ». Cela vient de la relation quasi linéaire entre le cumul d’émissions au niveau global et le réchauffement climatique. La dette climatique peut alors se comprendre comme la valeur actualisée de l’accumulation d’émissions au-delà de la trajectoire raisonnable d’épuisement des budgets carbone définis à partir des accords internationaux. Les engagements pris lors de la COP21 en 2015 et les objectifs européens pour 2030, 2040, et 2050 fixent des jalons pour évaluer le respect ou le dépassement de ces trajectoires.
Lors des réunions du groupe du travail qui a mené à l’écriture du rapport, les discussions ont mené à choisir d’attribuer une valeur monétaire à cette dette en carbone en fonction des investissements nécessaires pour réduire les émissions et respecter les objectifs de décarbonation. Pour la France, le rapport estimé que la dette climatique pourrait atteindre 60,8 % en 2050 si les efforts de décarbonation ne sont pas accélérés.
- Antonin Pottier : Dette climatique et comptabilité
Antonin Pottier, maître de conférences de l’EHESS, a pris la parole en premier pour discuter de la manière dont la dette climatique pourrait être intégrée dans les systèmes comptables nationaux. Il a rappelé que la comptabilité classique repose sur une unité de compte unique, souvent monétaire , et que la traduction des phénomènes environnementaux, multidimensionnels, en termes économiques unidimensionnels représente un défi majeur.
Pottier a souligné que la dette climatique se concentre principalement sur les émissions de CO2, ce qui peut sembler réducteur dans un contexte où d’autres enjeux environnementaux – comme la biodiversité et la pollution chimique – sont tout aussi importants. En réduisant le problème environnemental à une seule dimension (le carbone), on risque d’occulter d’autres crises écologiques qui sont moins médiatisées, mais tout aussi critiques pour la planète.
Cependant, il a reconnu que le climat se prête mieux à la quantification monétaire en raison de l’existence de la tonne équivalent CO2 comme unité de mesure, même si celle-ci n’est pas exempte de défauts. Il a mis toutefois en garde contre une simplification excessive qui pourrait mener à des décisions politiques déconnectées des réalités écologiques plus complexes. Faire une comptabilité de nos efforts, ou des investissements, pour protéger l’environnement, comme le fait justement la dette climatique calculée dans le rapport, est une alternative permettant d’éviter l’écueil de la monétarisation de l’environnement.
- Aude Pommeret : donner un prix au carbone
Aude Pommeret, professeure d’économie à l’Université Savoie-Mont Blanc et conseiller scientifique à France Stratégie, a parlé de son côté de la valeur de l’action pour le climat, qui a été un outil central pour monétiser la dette climatique. Cette valeur repose sur une méthodologie coût-efficacité et a un objectif clair : fixer un prix au carbone pour permettre la réduction des émissions de CO2 en accord avec les engagements climatiques internationaux, notamment l’Accord de Paris.
Plusieurs types de modèles, à la fois technico-économiques et macro-économiques, ont été utilisés pour établir des projections robustes sur la réduction des émissions et les investissements nécessaires. Bien que ces modèles aient produit des résultats variés, leur diversité a permis de renforcer la validité des estimations obtenues. La trajectoire de la valeur du carbone, qui commence à 54 euros par tonne de CO2 en 2019, doit atteindre 775 euros par tonne en 2050. Cette trajectoire est particulièrement raide, ce qui peut poser des problèmes de mise en œuvre, car elle incite à retarder les investissements nécessaires pour réduire les émissions.
Si cette valeur n’a pas été utilisée pour fonder une véritable taxation carbone, elle a été utilisée dans des décisions d’investissement public. Par exemple, la SNCF valorise les émissions réduites en fonction de cette valeur lorsqu’elle planifie ses infrastructures ferroviaires. Par ailleurs, la Commission sur les coûts d’abattement a évalué les technologies de décarbonation en fonction de la comparaison de leur coût avec la valeur de l’action pour le climat.
Selon Aude Pommeret, la monétisation de la dette climatique et l’utilisation de la valeur de l’action pour le climat offrent un cadre concret pour évaluer l’efficacité des politiques climatiques et les investissements. Elle rappelle combien un indicateur facilement utilisable dans les discours politiques et un chiffre en euros peuvent être puissants pour le narratif de la transition énergétique.
- Didier Blanchet : du PIB vert à la dette climatique
Didier Blanchet, qui a été notamment corapporteur de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure de la performance économique et du progrès social, en 2009, est revenu sur les différentes tentatives d’insertion de l’environnement dans le PIB et les indicateurs économiques. A l’époque de ce rapport, une idée répandue était que l’exercice pouvait se limiter à la construction d’un PIB vert, c’est-à-dire un produit intérieur net de toutes les formes de consommation de capital, dont le capital naturel. Avoir un tel indicateur est évidemment intéressant : il vaut mieux que ce soit à son aune que soient comparées les performances des différents pays plutôt qu’à celle du PIB tout court. Mais, en soi, savoir que le PIB vert est de 90 quand le PIB normal est de 100 ne nous dit rien de la soutenabilité. Pour répondre à cette question, c’est plutôt d’un indicateur d’épargne nette que doit être retranchée la consommation de capital naturel, pour une évaluation globale, en net, de tout ce qu’une génération transmet aux suivantes pour garantir leur niveau de vie ou plus largement leur bien-être.
Le problème qui est apparu a néanmoins été que cette façon de procéder envoyait un message très peu environnemental compte tenu, à l’époque, de prix du carbone très faibles. Ceci avait fait renoncer à la prétention de synthétiser les dimensions environnementales et non environnementales dans un indicateur unique, et avait conduit à plutôt proposer un tableau de bord de la soutenabilité mettant côte à côté ses différentes dimensions.
Deux choses ont changé depuis, avec les valorisations du carbone bien plus élevées qu’a présentées Aude Pommeret, mais aussi l’émergence des approches en termes de dette. Ce sont des avancées importantes, mais qui soulèvent deux questions.
D’une part, ces valorisations du carbone découlent d’une inversion de la problématique : on a renoncé à chiffrer les dommages associés aux émissions, on part plutôt des engagements climatiques qui ont été pris pour les contenir, et on évalue le coût du respect de ces engagements. Il faut être au clair sur la différence entre les deux approches. Elles ne correspondent que sous certaines conditions.
D’autre part il y a plusieurs déclinaisons de la notion de dette. Deux notions sont celles de dette rétrospective, c’est-à-dire le cumul de ce qu’on a émis dans le passé, et une dette prospective correspondant au montant cumulé des dépenses à programmer pour la réalisation des engagements de décarbonation qui ont été pris. Le rapport d’Avant-garde en propose une troisième : une dette qui est nulle au départ, mais qui s’accumule et gonfle si on s’écarte de la trajectoire optimale de respect de ces engagements.
Tous ces indicateurs sont utiles, mais il faut être au clair sur ce que chacun mesure. Pour ce qui est de la version proposée par Avant-garde, elle aurait l’intérêt de fournir cette donnée dont on a besoin pour verdir convenablement le concept d’épargne nette que le rapport Stiglitz avait dû mettre de côté, au moins sur le volet climatique. Mais avec quand même une interrogation, car on peut continuer à se demander s’il est pertinent d’agréger les dimensions environnementales et non environnementales. Cette agrégation fait courir le risque qu’un pays paraisse vertueux même s’il ne respecte pas ses engagements climat, en compensant par le maintien d’un fort niveau d’investissement dans les domaines non environnementaux. Ce n’est pas le message qu’on a envie d’avoir. Il faut certes tenir compte de ces dimensions non environnementales de la soutenabilité, et elles ne se limitent pas à la formation de capital fixe des comptables nationaux. Il faut intégrer, notamment, l’accumulation et le renouvellement du capital humain : le défi de mesurer le développement durable nécessite bien une approche intégrée qui prend en compte les dimensions économiques, sociales et environnementales. Mais il y a des limites à l’agrégation de tout cela, elles plaident pour plutôt conserver un suivi séparé du respect des engagements climatiques.
- Clément Surun : le rôle de la comptabilité environnementale dans la réduction de la dette climatique
Clément Surun, consultant à I-CARE et contributeur au rapport de l’Institut Avant-garde, a remercié l’Institut pour cette opportunité de valoriser les travaux de la Chaire Comptabilité Ecologique et d’avoir offert l’opportunité d’avancer sur le volet climat au niveau national.
Il a centré son intervention sur les implications de la dette climatique pour le secteur privé. Selon lui, la dette climatique n’est pas seulement un problème étatique, mais concerne aussi les entreprises, qui sont responsables d’une grande part des émissions de GES.
Il a expliqué comment la dette climatique pourrait être intégrée dans les rapports financiers des entreprises, à travers des mécanismes de comptabilité extrafinancière. Cette approche permettrait de donner une image plus complète de la performance d’une entreprise, en tenant compte de son impact sur l’environnement. En rendant ces informations publiques, les investisseurs, les régulateurs et les consommateurs pourraient prendre des décisions plus éclairées. Cela encouragerait les entreprises à adopter des pratiques plus durables et à se conformer aux objectifs climatiques.
Clément Surun a également abordé la question des outils de régulation et d’incitation. Il a souligné que l’État pourrait, grâce à une comptabilité environnementale renforcée, adapter la fiscalité en fonction de la dette climatique des entreprises. Cela permettrait de moduler les taxes en fonction de l’impact réel des entreprises sur le climat, mais aussi de cibler les subventions en faveur de celles qui s’engagent activement dans la réduction de leurs émissions.
Il a aussi rappelé que le rapport définit la dette climatique comme une dette présente et future, mais qu’il laisse volontairement de côté la dette rétrospective. Cette dernière pose la question de la situation initiale et des émissions passées, qui bloquent souvent la discussion. Il a souligné la nécessité d’institutionnaliser ce concept, en créant des mécanismes de suivi et d’évaluation qui garantissent que les objectifs climatiques sont respectés.
- Débats et échanges : entre comptabilité et réalité politique
Les débats et échanges qui ont suivi ont mis en valeur le fait que la dette climatique est un concept fondamentalement politique, car elle reflète les responsabilités différées entre générations et entre acteurs économiques. Contrairement à une dette financière qui peut être remboursée par des mécanismes traditionnels, la dette climatique exige des changements structurels profonds pour inverser la tendance. La dette climatique a aussi une utilité discursive sûre et peut participer à favoriser la prise de conscience des enjeux environnementaux du grand public.
Ces débats ont mis aussi en avant les implications sociales de la dette climatique. Les sacrifices nécessaires pour rembourser cette dette affecteront inévitablement les groupes les plus vulnérables de la société, d’où la nécessité de politiques publiques qui intègrent la justice sociale dans les stratégies climatiques. L’inclusion de la dette climatique dans les débats politiques permettrait de mieux hiérarchiser les priorités économiques et sociales en fonction des objectifs environnementaux.
La session de débats qui a suivi les interventions a enfin permis aux experts d’approfondir plusieurs questions essentielles. Le premier sujet abordé concernait la complexité de la mesure de la dette climatique. Certains participants ont souligné que réduire le problème à des indicateurs économiques peut conduire à une simplification excessive des enjeux. Le défi réside dans la création d’une comptabilité qui reflète la complexité de l’environnement tout en restant opérationnelle dans le cadre des décisions politiques et économiques.
Un autre point clé du débat a porté sur la nécessité de décloisonner les discussions budgétaires et environnementales. Il a été suggéré d’intégrer la gestion de la dette climatique dans les lois de finances, afin que les dépenses publiques liées à la transition écologique soient clairement identifiées et suivies. Des propositions telles que la création d’une caisse d’amortissement de la dette climatique ont été mises en avant.
Le rôle des entreprises dans la gestion de la dette climatique a également fait l’objet de nombreux échanges. Les participants ont débattu des outils qui pourraient inciter les entreprises à prendre en compte leur impact environnemental. Parmi les solutions évoquées figuraient la transparence des rapports extrafinanciers, la mise en place de systèmes de taxes ajustées en fonction des émissions, et l’octroi de subventions pour soutenir les efforts de décarbonation des entreprises. Toutefois, plusieurs intervenants ont mis en garde contre le risque de « greenwashing », c’est-à-dire l’utilisation de pratiques de communication trompeuses pour donner une fausse impression d’engagement écologique.
Image : Félix Vallotton, 1917 – Effet de brume, Honfleur. Huile sur toile.