Dans un contexte de préoccupations croissantes concernant le changement climatique, l’INSEE a entrepris de développer des « comptes augmentés » pour pallier les limites des systèmes de comptabilité nationale traditionnels. Cette approche innovante vise à intégrer les coûts environnementaux, tels que ceux liés aux émissions de gaz à effet de serre, dans la mesure de la production économique et de l’épargne nationale. Cette initiative est plus que bienvenue et elle rejoint les travaux de l’Institut dans le cadre de son rapport sur la dette climatique publié en juin dernier. Nous montrons ci-dessous en quoi ces travaux se rejoignent.
L’INSEE a livré cette semaine les premiers résultats de la réflexion entamée l’année dernière sur les « comptes augmentés » afin de dépasser certaines des limites inhérentes au système de comptabilité nationale. L’objectif est en particulier d’améliorer la compréhension des impacts climatiques et de la redistribution des revenus. Ces résultats sont résumés dans un billet de blog : à l’aide d’une comptabilité carbone permettant de suivre précisément les émissions de gaz à effet de serre (GES), l’empreinte carbone de la France et leurs liens avec l’activité économique, les statisticiens de l’INSEE ont produit des indicateurs inédits qui complètent les mesures traditionnelles comme le PIB. Ils ont notamment introduit une mesure de la « production intérieure ajustée nette » (PINA), qui déduit du PIB les coûts liés aux émissions de gaz à effet de serre, mais aussi une mesure d’épargne nette ajustée (ENA) qui permet de juger de la soutenabilité climatique de notre économie.
Cette évolution va dans le sens de la proposition formulée dans notre La méthode utilisée par l’INSEE est décrite plus précisément dans un INSEE Analyse, également publié cette semaine. Il permet notamment de faire le lien entre la mesure de dette climatique que l’on a pu calculer dans le cadre du rapport sorti en juin dernier et les concepts développés par l’INSEE. Ci-dessous, quelques d’éléments d’explications.
Comment évaluer les coûts environnementaux liés aux émissions ?
La PINA ajuste le produit intérieur brut (PIB) en soustrayant la consommation de capital fixe (amortissement des infrastructures et équipements) ainsi que, et c’est là son originalité, les coûts environnementaux liés aux émissions de gaz à effet de serre. L’ENA mesure quant à elle l’épargne nette du pays après avoir pris en compte les investissements bruts, la consommation de capital fixe et les coûts environnementaux et donc la création ou non de richesse. Une économie avec une ENA négative s’appauvrit, c’est en cela qu’il s’agit d’une mesure de soutenabilité.
Dans le cadre des analyses de l’INSEE, les coûts environnementaux liés aux émissions ont deux origines reflétant les deux façons dont les émissions de GES aujourd’hui influent sur l’activité future :
- Les dommages climatiques qui en résultent conduisent à une dégradation du « capital climatique » et des services économiques que le climat rend, par exemple en rendant possibles certaines productions agricoles ou bien en nous permettant de vivre dans un climat tempéré. L’INSEE utilise les travaux de Rennert et al. (2022) qui évaluent le coût global des émissions de GES : 172 €/tCO2eq, et dont les coûts dans la frontière de production sont de 90 €/tCO2eq. La France ayant émis sur son territoire 403 Mt CO2eq en 2023, les dommages dans le monde liés aux émissions françaises dans la frontière du PIB sont estimés à 36 Md€.
- Mais les émissions nouvelles conduisent aussi à renforcer les politiques d’atténuations les années suivantes, elles épuisent en effet le budget carbone associé à nos engagements internationaux en termes de réduction des émissions. Le budget carbone est estimé à partir de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) puis diminué chaque année des émissions constatées, et il est valorisé à partir de la valeur de l’action climatique telle qu’estimée par le rapport Quinet en 2019, c’est-à-dire 154 € t/CO2 en 2023. La France ayant émis 373 Mt CO2eq dans le périmètre SNBC en 2023, la réduction du budget carbone est estimée à 57 Md€.
Cette dualité est l’une des originalités de l’approche utilisée par l’INSEE : tandis que la plupart des travaux, y compris notre rapport qui a choisi de se concentrer sur la deuxième source, prennent en compte uniquement l’une ou l’autre, elle les combine. Cette approche plus large a toutefois un défaut : comme noté par les auteurs de l’INSEE dans la note, l’évaluation des dommages climatiques manque de précision Faire une comptabilité seulement de nos efforts, a toutefois l’avantage d’éviter l’écueil de la monétarisation de l’environnement qui est implicite dans l’évaluation des dommages, comme le disait Antonin Pottier dans la conférence organisé en septembre.
Dans le cadre de l’INSEE, calculer le PINA revient alors simplement à soustraire du produit intérieur net les 94 Md€ estimés à partir des deux sources de coût. Comme nous réduisons nos émissions depuis les années 1990, cette approche a l’avantage de prendre cet effort en compte : la croissance ajustée est plus haute de 0,3 point en 2023. On le voit, le passage du PIB au PINA fait apparaître un arbitrage possible entre croissance économique et croissance ajustée.
Quant à l’ENA, son calcul est très proche, mais il faut prendre en compte que la richesse nationale n’est pas affectée seulement par les dommages dus aux émissions françaises, mais également ceux dus aux émissions mondiales. Les émissions mondiales étant de 53 Gt CO2eq en 2023 et la France responsable de 3 % de celles-ci, l’INSEE évalue ces dommages à 144 Md€. Le passage de l’épargne nette qui, on le rappelle, fait la différence entre le revenu national et l’ensemble de la consommation nationale, à l’ENA mène à une conclusion terrible : nous nous sommes appauvris en 2023 du fait des émissions mondiales : l’ENA a baissé de 133 Md€.
De l’ajustement net à la dette climatique
Quelle différence alors avec une mesure de dette climatique ? Celle-ci implique une patrimonialisation, c’est-à-dire de passer d’une analyse en flux à une analyse en stock avec les invariables choix, pas uniquement économiques, que cela représente. L’INSEE propose d’ailleurs trois indicateurs qui pourraient s’en rapprocher :
- Un compteur d’émissions qui compare les budgets carbone SNBC avec les émissions réalisées et fait le cumul de leur différence. Ainsi, depuis 2018, nous avons émis 123 Mt CO2 de moins que ce qui était « permis » par la SNBC2, cela représente 21 Md€ de dommages en moins. Attention toutefois, la SNBC2 repose sur des estimations des puits de carbone (c’est-à-dire des émissions absorbées par notre territoire) qui vont être fortement révisées dans la prochaine SNBC et pourront changer rétrospectivement cette mesure.
- Une mesure de nos engagements climatiques: la France peut encore émettre 6 Gt CO2eq jusqu’en 2050 si elle suit la SNBC2, cela représente un engagement implicite de 929 Md€ si l’on reprend les valorisations utilisées plus haut.
- Une estimation de la responsabilité historique de la France. Le cumul de l’empreinte carbone de la France depuis 1850 est estimé par l’INSEE à 40,5 GT CO2eq, ce qui, valorisé au coût social du carbone, revient à 6964 Md€ et mesure « l’appauvrissement » de la richesse mondiale ajustée du fait de la consommation française depuis 1850.
Quant à notre mesure de dette climatique, elle se place entre les deux premières approches décrites ci-dessus. Comme le compteur d’émissions, elle compare les budgets carbone SNBC avec les émissions françaises, mais comme la mesure de nos engagements climatiques, elle est prospective et non rétrospective. Ainsi, la dette climatique en 2050 dans le cadre du rapport est le cumul de la différence entre les budgets carbone SNBC2 et émissions prévues dans le cadre du scénario « Avec Mesure existante 2023 (AME 2023) » jusqu’en 2050 et valorisé au prix de l’action pour le climat chaque année.
Nous l’interprétons comme une dette, car elle donne une valeur à l’écart à ce que nous avons promis de réaliser en termes d’investissements pour tenir nos engagements internationaux en termes de réduction d’émissions. Une différence d’interprétation qui repose donc en partie sur un point de départ différent : les comptes nationaux pour l’INSEE et nos engagements internationaux en termes de réduction d’émission dans le cadre du rapport.
Quels que soient les termes utilisés, ces travaux vont toutefois dans des directions similaires et participent à mieux intégrer les dérèglements climatiques aux indicateurs économiques. Ils posent la question de la soutenabilité environnementale de notre développement économique jusqu’ici.
Cyprien Batut
Image : Juan Gris, Nature morte avec table, 1916, 55×46 cm, Collection privée.
A lire aussi:
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- C’est un peu fort de soutenabilité ?
Note:
[1] Dans Rennert et al. (2022), le coût des dommages varie entre 40 et 376 € t/CO2eq.