La problématique de la dette publique est aujourd’hui au centre de beaucoup de débats politiques. En France, bien sûr, où sa gestion est largement invoquée en cette période d’incertitude budgétaire, mais également au niveau mondial. En effet, dans un communiqué récent, les banquiers centraux et les ministres des Finances des pays du G20 ont reconnu que les risques de changes et les vulnérabilités liées à la dette publique pourraient entraver les investissements nécessaires à la transition dans le Sud global. Nous avons décidé de prendre de la hauteur sur ces questions en interviewant Benjamin Lemoine, spécialiste de ces questions, à propos de la sortie de son dernier ouvrage qui retrace la façon dont les créanciers privés internationaux poursuivent les États en situation de défaut.
Institut Avant-garde : Qu’est-ce qui distingue les fonds vautours des autres fonds d’investissement ? Pourquoi cette métaphore de l’oiseau se nourrissant de cadavres ?
Benjamin Lemoine : Le parti pris de ce livre est d’enquêter sociologiquement sur ce qu’il se passe quand un État fait défaut. Loin de l’idéal-type de la décision souveraine, verticale et unilatérale, qui se débarrasse de ses créanciers et de ses engagements financiers en déchirant ses contrats, je décris tout un marché de la restructuration des promesses de remboursement de la dette. Les obligations ne pouvant être remboursées dans leur intégralité sont rééchelonnées, redimensionnées, au terme d’une épreuve mettant aux prises des organisations financières aux intérêts divergents avec les États débiteurs. Il faut que les nouveaux titres restructurés – les nouvelles promesses – trouvent preneurs et rencontrent une nouvelle demande d’acquisition par les créanciers. Les fonds – dits péjorativement vautours ou procéduriers – ne sont en réalité qu’une sous-catégorie des fonds spécialisés dans ces opérations de marchandage et de renégociation des dettes souveraines « faillies ». Comme beaucoup d’autres, les fonds procéduriers ne sont pas primo-acheteurs de titres de dette, ou primo-prêteurs, mais ont acquis ces emprunts sur un marché de la reprise, le marché secondaire des dettes des États émergents. Mais ce qui fait leur spécificité, c’est qu’ils entendent tirer profit de ces situations de défaut ou de quasi-défaut en excluant délibérément toute perspective de sortie de crise négociée avec les emprunteurs, en contournant, par exemple, les tentatives entre créanciers de se coordonner. En cela, ils se distinguent des fonds qui se disent avant tout des « restructureurs » qui, certes, cherchent aussi à faire du profit, mais simplement en ayant acheté la dette avec une décote et en obtenant un « bon deal » de restructuration à la place des primo-prêteurs. Pour les fonds vautours, l’intention est vraiment, dès l’acquisition des titres de dettes au rabais, d’utiliser l’arme du droit, d’optimiser le jeu de la poursuite et du harcèlement judiciaire afin de d’obtenir des termes encore plus avantageux à l’issue d’un bras de fer.
Si la métaphore du vautour se prête aussi bien aux activités de ce type de fonds, c’est qu’il y a une dimension de prédation : aucune considération n’est accordée aux contreparties souveraines des titres de dette. Il ne s’agit pas d’envisager un destin commun, comme cela a longtemps pu être le cas entre États et banques commerciales. Les représentants de ces fonds font « froidement » valoir leurs droits, se considèrent comme des « exécuteurs de contrat », et disent assumer « un travail qu’il faut bien faire ». Mieux, en assurant le rôle de repreneurs de titres déchus, ils prétendent fluidifier les rouages de la finance globale et apporter de la liquidité aux marchés et aux États : on prêterait d’autant plus facilement qu’on sait, qu’en cas de stress, d’autres vous rachèteront votre titre et se chargeront du « sale boulot ».
"Pour les fonds vautours, l’intention est vraiment, dès l’acquisition des titres de dettes au rabais, d’utiliser l’arme du droit, d’optimiser le jeu de la poursuite et du harcèlement judiciaire afin de d’obtenir des termes encore plus avantageux à l’issue d’un bras de fer."
Même si vous faîtes remonter votre enquête au début du 19ème siècle, vous montrez qu’il y a un réel tournant au cours de la décennie 1970 aux États-Unis. Pourriez-vous revenir sur ce tournant ?
Benjamin Lemoine : Tout au long du XIXème siècle en effet, la jurisprudence concernant les litiges entre investisseurs privés et États repose sur l’idée d’un arrangement entre souverains (i.e. entre puissances impériales) qui se vivent comme des pairs. Il n’est pas question de rogner sur l’immunité souveraine et d’envisager de faire des entités souveraines des justiciables comme les autres. Avec les conflits mondiaux du XXème siècle et l’extension du rôle de l’État dans l’économie et le commerce internationale, cette immunité souveraine absolue est remise en cause. Aux États-Unis, en novembre 1918, le secrétaire d’État (responsable des affaires étrangères), Robert Lansing, se décrivant lui-même comme croyant « aveuglément à la valeur du capitalisme » et aimant faire « pression pour son expansion mondiale », considère « lorsqu’un souverain s’engage dans une affaire, il se soumet aux conditions de celle-ci ». Dans un monde où il faut composer avec les grandes compagnies d’État, y compris communistes, tout doit se passer comme si, en matière commerciale, les parties étaient toujours à armes égales et qu’il y avait des garde-fous à l’asymétrie de pouvoir entre les acteurs privés et les émanations souveraines.
Au milieu des années 1970, cette évolution doctrinale s’objective dans le droit et la fabrique d’une loi aux États-Unis, le Foreign Sovereign Immunities Act (entré en vigueur en 1976). Le moteur principal de cette législation est le processus de décolonisation. En effet, au sein des États nouvellement décolonisés, la reprise en main souveraine des actifs stratégiques (pétrole, charbon…) se traduit par l’expropriation des investisseurs. Ces derniers vont considérer que les États décolonisés enfreignent « le droit international » et exiger une « juste compensation ». En réalité à l’époque, le droit international est un champ de luttes entre pays du Nord et du Sud global, alors en cours de constitution. Aux États-Unis, l’idée-force que la propriété et les intérêts privés ne doivent pas être écrasés par la raison d’État est très structurante. Elle va être déployée en tant que motif d’action publique majeure par un lobby juridique puissant : le Rule of Law Committee, dont les clients sont les compagnies pétrolières étatsuniennes.
À la même période, les banques de la place de New York se retrouvent avec d’énormes quantités d’argent, issues des pétrodollars, qu’il leur faut réinvestir. Les produits de dettes des pays en voie de développement offrent des opportunités de placement juteuses, mais vis-à-vis desquelles il faut se couvrir du risque de défaut : la loi sur l’immunité restreinte, et la possibilité concomitante de traduire en justice les débiteurs récalcitrants, confèrent cette sécurité. Surtout, les questions d’immunité souveraine (et la décision de rendre justiciable les États étrangers) qui étaient jusque-là traitées au cas par cas par le département d’État sur le fondement de considérations politiques et diplomatiques, deviennent la prérogative exclusive des tribunaux étatsuniens.
L’ensemble de cet édifice repose sur la fabrique juridique d’une frontière séparant les activités commerciales des activités souveraines des États, en considérant que ce qui relève du commerce dépouille les États d’un quelconque statut spécifique ou traitement de faveur.
Mais bien sûr, dans la pratique, l’imposition de ce principe n’a pas été sans heurts. Très tôt, nombre de juristes et d’avocats des pays en litige vont souligner que la séparation entre activités commerciales et souveraines, pour un État, est artificielle, formelle et difficile à établir. C’est en particulier le cas de l’avocat de Cuba, Victor Rabinowitz, pour qui faire de la propriété privé l’alpha et l’oméga du droit et du commerce international (en appliquant systématiquement un découpage net entre souveraineté et économie) est archaïque. Il se réfère notamment aux montages coopératifs des pays du Sud global aux Nations Unies, qui plaident pour un « nouvel ordre économique international » et souhaitent accorder à la puissance publique un rôle éminent dans leurs économies domestiques. Ces découpages juridiques entre privé et souverain s’avèrent aussi problématiques dans le cas des entreprises pétrolières des pays du Golfe qui mènent des activités commerciales à grande échelle mais alimentent pour une bonne part le budget des États et sont la source d’un pouvoir souverain et géopolitique. Comment dissocier entre les activités commerciales et les activités souveraines et de ces mastodontes?
"Aux États-Unis, l’idée-force que la propriété et les intérêts privés ne doivent pas être écrasés par la raison d’État est très structurante. Elle va être déployée en tant que motif d’action publique majeure par un lobby juridique puissant : le Rule of Law Committee"
Vous faîtes peu voire pas mention de la dette des pays de la zone Euro ou des dettes des pays développés. Qu’est-ce qui distingue les modalités d’endettement des pays riches de celles des pays en voie de développement ?
Benjamin Lemoine : Il ne s’agit pas d’un oubli en effet, mais de quelque chose que je thématise : la différence fondamentale tient au fait que ces pays dits « centraux » de l’architecture financière internationale libellent leurs emprunts dans leur monnaie souveraine et les inscrivent dans leur droit administratif national. À ce sujet certains juristes en viennent même à douter du caractère « contractuel » d’une obligation assimilable du Trésor (OAT) qui reposent sur de simples décrets administratifs et offrent peu de protections ou de recours aux détenteurs de ces titres en cas de litige. Dès lors les questions de droit sont relativement secondaires.
Il y a néanmoins des exceptions, tous les pays développés n’empruntent pas nécessairement dans leur monnaie. Certains peuvent considérer qu’il est dans leur intérêt financier d’émettre en dollar pour espérer gagner quelques points de base, voir procéder à des montages financiers complexes en recourant à des dérivés. À la fin des années 1990, par exemple, la Belgique a beaucoup emprunté en dollar et émis des titres de dettes à taux variables, adossés au franc suisse et gouvernées par le droit New Yorkais. Mais, à l’occasion d’un litige, c’est le royaume de Belgique qui, dans un retournement de situation assez cocasse, a fini par menacer de poursuivre la banque Merrill Lynch devant les tribunaux belges, en accusant la banque de n’avoir pas honoré son devoir fiduciaire. En France, bien qu’aucun texte ne l’interdise formellement, emprunter dans une devise étrangère (et/ou en se référant à un droit étranger) constitue une « ligne rouge » et est considéré comme une mise en péril de la signature et de la réputation d’émetteur souverain : un mauvais signal envoyé aux marchés.
Vous vous attardez particulièrement sur le droit de New York et sur un tribunal en particulier, le tribunal du district sud de Manhattan car c’est là que se jouent les principaux aspects juridiques de votre enquête. Comment le droit de New York et ce tribunal en particulier sont-ils devenus si hégémonique ? Y’a-t-il en ce moment une forme de concurrence qui émerge ?
Benjamin Lemoine : C’est un phénomène à la fois conjoncturel et structurel … La place centrale de New York doit au fait que c’est dans cette ville que se trouvent les plus grandes banques d’affaires et les plus importants investisseurs institutionnels. C’est ainsi la juridiction naturelle de recours vers laquelle se tourner. Mais c’est aussi dans les tribunaux new yorkais que s’est construite la jurisprudence relative aux procès contre les souverains. Une véritable politique judiciaire, locale et fédérale, a visé à établir New York en centre juridique de référence pour le monde entier. Certaines percées récentes encouragent d’ailleurs des porteurs de réclamations, dont le rapport est parfois mince avec les États-Unis, à y faire juger leurs affaires. En 2014, la Cour Suprême a en effet pris une décision majeure dans le cadre du litige argentin, étendant à l’échelle extraterritoriale le pouvoir d’information du plaignant : c’est ce qu’on appelle la divulgation (« discovery »), où chaque partie à un procès peut exiger la révélation d’informations, sous la forme de documents ou de dépositions afin de faciliter l’établissement de preuves. Transposé dans un litige financier contre un État, ce pouvoir accordé aux créanciers permet une recension complète des actifs souverains circulant dans le monde : les dates d’ouverture et de fermeture des comptes, l’historique des transactions, etc. On parle de « fishing expeditions », car les plaignants vont à la pêche aux informations avec un filet délibérément large. Avec cette capacité inédite, New York se mue en chambre de compensation mondiale et en centre d’informations pour le recouvrement de créances.
Ce qui est fascinant c’est de voir comment parfois ce pouvoir juridictionnel, ici local et global, peut produire son propre anti-venin et vient s’entrechoquer, parfois, avec l’intérêt général, fédéral et politique, des États-Unis. Régulièrement, le gouvernement des États-Unis s’inquiète – et le fait savoir dans les cours – du fait que l’application stricte des prérogatives juridiques dont bénéficient les créanciers puisse nuire aux relations diplomatiques ou encore à l’attractivité du dollar et de la Federal Reserve, où s’entreposent les liquidités du monde. En somme, un pouvoir exagéré conféré aux investisseurs privés inhiberait en retour le commerce via New York, et notamment ferait craindre les saisies aux gouvernements étrangers qui aiment à déposer leurs réserves étrangères dans les coffres de la Fed, tout particulièrement via la souscription de bons du Trésor US. Dans le cas de la divulgation d’informations, la Cour suprême rejette ces arguments politiques du gouvernement, et fait valoir l’autonomie de la sphère judiciaire vis-à-vis du pouvoir exécutif étatsunien en matière de décision sur l’immunité souveraine : le droit et le contrat, rien que le droit et le contrat ! La décision discovery est en outre l’un des avantages comparatifs de New York par rapport à d’autres juridictions globales de référence comme Londres. On voit ici que deux formes de raisons d’États s’opposent : celle de la défense du rang international de la monnaie dollar (et de l’attractivité financière et commerciale entremêlant public et privé) et celle du respect strict du droit de propriété des investisseurs privés.
Les débats récents, au sein de l’assemblée législative de l’État de New York posent à nouveau la question du droit hégémonique. Comme je le traite en conclusion, les Démocrates de la Chambre des Représentants ont cherché à profiter de la centralité de New York pour changer le monde des dettes souveraines , avec la volonté d’infléchir le rapport de force en faveur des États du Sud global face aux créanciers procéduriers. L’industrie juridique et financière a poussé des cris d’orfraie et annoncé fuir New York vers d’autres juridictions des États-Unis plus clémentes. Certains contrats de dettes – notamment ceux du Sri Lanka récemment – inscrivent même désormais qu’en cas de défaut, la juridiction est susceptible de changer… à la discrétion du prêteur !
Vous écrivez que les membres du Rule of Law Commitee – et plus généralement les fonds d’investissement et les cabinets d’avocats et de conseils qui entament des procédures en justice pour recouvrir les dettes des États – se prévalent d’une certaine morale. Sur quels arguments s’appuie cette morale ?
Benjamin Lemoine : L’argument moral est celui de la conformité aux promesses initiales, et du respect absolu des engagements contractuel comme de la propriété privé. Il s’agit précisément d’une forme de philosophie politique, d’une façon de désirer une certaine organisation de la société, de l’économie et du gouvernement.
Il y a tout une déclinaison de nuances vis-à-vis de ces principes en fonction des acteurs et des situations concernés. À une extrémité du spectre, les membres du Rule of Law Commitee développent une vision très « horizontaliste » du monde social en général, « aplatissant » les institutions politiques et contestant leur pouvoir vertical comme leurs statuts idiosyncratiques. Pour eux, rien ne devait faire exception (pas même les Banques Centrales) à la loi de la finance et le droit devait s’appliquer de façon uniforme à toutes les institutions, sans aucune autre considération, qu’elles soient de nature diplomatique, géopolitique ou stratégique. Mais d’autres acteurs, comme les diplomates en charge de la mise en place de la loi sur l’immunité, avaient des visions plus nuancées, et considéraient qu’il fallait mettre des freins à cette raison dogmatique du créancier privé, capable d’exécuter sa sentence quoi qu’il en coûte. De même, les équipes d’Henry Kissinger avait rédigé plusieurs memos dans lesquels ils mettaient en avant les gains que les États-Unis pouvaient tirer de l’adoption, dans certains cas, d’une posture conciliante plutôt qu’arc-boutée sur la défense acharnée des intérêts des entreprises privés étatsuniennes à l’étranger. Certaines banques, comme Citibank, ont pu être fréquemment hostiles à l’application stricte du droit des investisseurs en cas de défaut souverains : s’engager dans le pari risqué de la poursuite judiciaire (souvent agressive) d’un État peut fragiliser d’autres pans de leur business, comme le conseil auprès de ces mêmes États.
Il faut d’ailleurs noter que, même si les partisans de l’application stricte du droit ont réalisé des avancées notables, la dimension politique dans le traitement des dossiers n’a jamais été complètement écartée. Typiquement, comme je l’évoquais pour la décision discovery, le gouvernement des États-Unis dépose régulièrement des policy memos dans lesquels les raisons politiques de ne pas nécessairement forcer les débiteurs à payer en priorité leurs dettes auprès des fonds procéduriers sont mises en avant. Ces documents, évoquant la primeur de l’intérêt général du gouvernement des États-Unis, sont pris très au sérieux par les tribunaux, bien que pas automatiquement suivis.
Par ailleurs, certains actifs restent sanctuarisés. C’est le cas des réserves des Banques Centrales étrangères, entreposées aux États-Unis, que le département du Trésor s’évertue à maintenir intouchables et insaisissables. A l’inverse, les avocats des fonds procéduriers ou représentants des investisseurs en litige contre les souverains (au terme d’un tribunal d’arbitrage par exemple) vont justifier l’importance de renforcer leur pouvoir de saisie de ces actifs en arguant que des chefs d’État poursuivis (comme leur entourage) utilisent l’immunité des Banques Centrales comme des véhicules d’opacité et de corruption.
"Si les partisans de l’application stricte du droit ont réalisé des avancées notables, la dimension politique dans le traitement des dossiers n’a jamais été complètement écartée."
Si les risques de défaut sont connus des deux partis (créanciers et débiteurs), on peut se demander pourquoi, d’un côté, les créanciers acceptent de prêter à des États qui peuvent faire défaut et, d’un autre, pourquoi les États acceptent de faire rédiger leurs contrats selon le droit de New York ?
Benjamin Lemoine : Votre question rejoint une énigme classique de l’économie politique : pourquoi prêter à des acteurs souverains dont on sait qu’ils peuvent, au sens d’ont le pouvoir, de faire défaut et de déchirer leurs contrats ?
Du côté des emprunteurs, la réponse est cliniquement financière : il s’agit le plus souvent d’États qui pour emprunter et obtenir la confiance des prêteurs n’ont d’autre choix que de recourir à des devises et un droit étrangers. Du côté des créanciers, prêter à ces États représente une opérations extrêmement rentable. Les taux d’intérêts sont très importants du fait des primes de risque associées. Par ailleurs, ces prêts bénéficient d’assurances implicites, non seulement grâce à la sécurité judiciaire, mais aussi via les renflouements du Fonds Monétaire International, qui intervient à intervalles réguliers.
C’est d’ailleurs lorsque l’administration Bush a voulu rompre avec cette logique de bailing out et sauvetage systématique des États en situation de défaut, et donc des créanciers, que s’est matérialisé le défaut de l’Argentine. À cette occasion, le Trésor a donné un mandat au FMI, et notamment à sa vice-présidente, Anne Krueger, pour élaborer une solution alternative à la socialisation des pertes, avec l’idée de trouver un mécanisme ordonné de restructuration des dettes. Mais, au terme d’un conflit épique au sein du champ du pouvoir étatsunien, elle sera désavouée. Le Trésor préférant finalement travailler sur l’introduction de mécanismes contractuels – les clauses d’action collective – permettant partiellement de répondre au problème de coordination.
Est-ce qu’il reste néanmoins des garde-fous ? Vous évoquez le cas de la « sacralité » des avoirs des banques centrales et du saint des saints qu’est la BRI à Bâle ?
Benjamin Lemoine : Le débat est en cours et il s’agit d’une lutte incessante pour définir quels sont les actifs auxquels on peut s’attaquer et quels sont ceux qui sont sacralisés. D’une façon générale, oui : il reste un certain nombre de garde-fous, et les créanciers privés s’en plaignent. Ainsi, bien que de nombreux avocats et financiers poussent pour percer ces barrières d’immunités, les actifs détenus par les banques centrales « pour leur propre compte » (selon la catégorie du FSIA) restent en partie protégés. Mais la discussion sur le caractère souverain ou commercial de certaines opérations financières et monétaires des banques centrales introduit de l’incertitude. Par ailleurs, certaines voix académiques, considèrent que les brèches ouvertes dans l’immunité souveraine représentent autant d’opportunités pour inciter les États à bifurquer. Ainsi, lorsque certains États sont condamnés pour inaction climatique, saisir les banques centrales pourrait être un moyen de les forcer à s’acquitter de leur amendes (somme destinée à être réinvestie dans la transition écologique) ; de même restreindre l’immunité et déconstruire les abris financiers souverains étanches aux recours du droit civil pourrait contraindre les pouvoirs publics à assumer leurs responsabilités légales.
Quel rôle joue la Chine dans la reconfiguration actuelle des flux financiers internationaux ?
Benjamin Lemoine : La Chine est devenue, au cours des dix dernières années, le principal créancier bilatéral des pays en développement. Dans mon récit, elle passe du statut de pays du Sud global, regardé de haut par la diplomatie étatsunienne, à une rivale de poids et pôle d’hégémonie concurrent. Certain.e.s juristes, qui ont notamment eu l’occasion d’étudier un échantillon de contrats de prêts chinois, montrent à quel point ceux-ci comportent une quantité substantielle de conditions et de clauses qui fonctionnent comme autant de protections spécifiques: la priorisation du créancier chinois par rapport à d’autres en cas de crise, le refus de soumettre ce contrat aux mécanismes de restructurations tels que proposés par le Club de Paris, réunissant des créanciers officiels, l’obligation faite aux débiteurs d’alimenter un compte spécial (au service exclusif de la Chine) ou encore la mise en gage d’actifs physiques (des terrains) ou autant de collatéraux qui peuvent être activés en cas de défaut.
Mais d’un autre côté, d’autres techniciens spécialisés dans les restructurations de dette soulignent que ces clauses n’ont plus de valeur sitôt qu’un accord politique inter-étatique est trouvé, y compris informel comme c’est le cas par exemple au sein du forum de Paris – réunissant créanciers « occidentaux » du Club de Paris et Chine. Le consentement récent de l’État chinois à des solutions de nature politique, comme ce fût le cas avec la restructuration de la dette de la Zambie, qui s’est étalée sur près de trois ans, pourrait permettre des voies de sorties vis-à-vis de litiges structurés, sinon enfermés, dans les droits nationaux, chinois ou étatsuniens.
Combiné au concept de comparabilité de traitement, impliquant qu’un État qui a passé un accord avec le Club de Paris (et a bénéficié d’un réaménagement de créance) s’engage à ne pas consentir des conditions plus favorables à ses créanciers privés, ces nouveaux arrangements pourraient redonner la main à la négociation politique sur les marchandages de dette souveraine.
"La Chine est devenue, au cours des dix dernières années, le principal créancier bilatéral des pays en développement. Dans mon récit, elle passe du statut de pays du Sud global, regardé de haut par la diplomatie états-unienne, à une rivale de poids et pôle d’hégémonie concurrent."
Pourriez-vous nous expliquer rapidement comment vous avez concrètement mené votre enquête ?
Benjamin Lemoine : J’ai combiné sur un peu moins de dix ans une importante compagne d’entretiens auprès des différents acteurs de cet écosystème (technocrates publics, nationaux ou internationaux, anciens ou actuels, avocats, banquiers, gestionnaires de fonds) avec un travail sur archives étatsuniennes, en étudiant tant des documents fédéraux que des documents appartenant à des associations de marché.
Les avocats et financiers sont bien disposés à parler de leur métier, à partir du moment où il ne s’agit pas d’affaires en cours. Je n’ai pas rencontré de résistance particulière, si ce n’est, comme je l’ai respecté à chaque fois, des demandes d’anonymisation.
La plupart du temps, ils aiment à raconter la banalité de leur tâche professionnel – acheter à bas coût sur un marché dédié et faire valoir ses droits – loin du battage médiatique et politique sur les fonds vautours. Il n’y a, en somme, rien de caché, mais simplement une rationalité juridique et financière, ainsi qu’une vision du monde social et politique juste, qu’ils souhaitent faire mieux comprendre et entendre plus largement. J’ai aussi interrogé des fonctionnaires, soucieux d’œuvrer pour l’intérêt général, qui peut s’incarner tant dans la défense du droit légitime au remboursement des créanciers que dans celle du droit légitime des États à rééchelonner leurs dettes en cas de crise. À ce titre, j’ai été fasciné par le rôle « public », sinon quasi-gouvernemental, des avocats d’affaires aux États-Unis, et plus globalement dans le milieu des dettes souveraines.
Qu’on se situe côté État ou côté créanciers, c’est finalement un petit monde qui se déplie. Certaines conférences réunissent ces acteurs, les font interagir et échanger volontiers. On voit alors se dessiner des désaccords (et des dissensus) sur fond de consensus : comme par exemple le fait de considérer qu’un mécanisme supranational, politique et institutionnel, de restructuration des dettes souveraines souscrites auprès du secteur privé n’est pas une bonne idée ; estimer que l’ONU n’est pas un espace légitime pour discuter des affaires de dette ; ou encore juger les tentatives de réforme de la loi de New York comme excessives, etc.
"Il n’y a, en somme, rien de caché, mais simplement une rationalité juridique et financière, ainsi qu’une vision du monde social et politique"
Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions.
Benjamin Lemoine est sociologue, chercheur au CNRS et à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO – université Paris-Dauphine). Il a obtenu en 2018 la médaille de bronze du CNRS. Il a aussi publié La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022).
Image : Wassily Kandinsky, Trüber Aufstieg, 1924, aquarelle et encre de Chine sur papier, 36.3 x 37.2 cm. Centre Pompidou, Paris.