Emmanuel Combet est chercheur indépendant et travaille à ADEME et Antonin Pottier maître de conférences de l’EHESS au laboratoire CIRED. Dans leur dernier ouvrage, Un nouveau contrat écologique, sorti en mai 2024 au PUF, ils plaident pour l’instauration d’une nouvelle méthode pour la transition écologique avec comme ambition d’engager l’ensemble de la société dans la construction d’un avenir commun. Dans un entretien de long cours avec les auteurs, nous avons essayé de mieux comprendre leur méthode, les défis auxquels elle répond, et les avantages qu’elle pourrait apporter.
Des questions de définition
Institut Avant-garde: Pour partir sur de bonnes bases, est-ce qu’il est possible de nous expliquer comment définir un contrat social.
Antonin Pottier: Au sens de la philosophie politique, le contrat social est une fiction normative qui, tout en légitimant l’autorité, régule les relations entre gouvernants et gouvernés. Mais le terme est aussi utilisé plus largement sans que son sens soit toujours précisé. Dans notre livre, nous définissons plus précisément ce que nous entendons par contrat social. Nous utilisons ce terme pour qualifier un accord sur les droits et les devoirs, sur les contributions de chacun à l’ordre social et les bénéfices qu’il peut tirer en retour. Ce système d’attentes partagées est régulièrement validé par les comportements effectifs, ce qui fait que l’on peut aussi parler de compromis, au sens que la théorie de la régulation donne à ce terme dans l’expression « compromis fordiste ».
Cet accord reste le plus souvent tacite, de sorte qu’il ne s’agit pas d’un contrat au sens juridique du terme, mais plutôt d’un quasi-contrat. Cet accord peut être solidifié par un pacte entre différentes forces sociales, comme les pactes d’après-guerre entre les organisations patronales, les organisations syndicales et le gouvernement.
Pour nous, la transition écologique remet en cause le contrat social actuel, qui s’est bâti au fil du temps dans une ignorance de son soubassement écologique. Par exemple, faire de la détention d’un pavillon et d’une voiture individuelle l’horizon d’une vie réussie est inadapté aux enjeux contemporains. La transition écologique questionne donc fondamentalement le contrat social tel qu’il s’est élaboré. On pourrait prendre de nombreux exemples. Certains actes aujourd’hui routiniers et légitimes, comme faire le plein d’essence de sa voiture, deviennent problématiques et sont même voués à disparaître. Limiter l’artificialisation des sols remet en cause des briques essentielles de notre contrat social : l’utilisation du foncier, les stratégies patrimoniales des agriculteurs, les attentes en termes de logement, etc.
Emmanuel Combet : Contrairement aux grands auteurs « contractualistes » de la philosophie politique classique, ce sont ces manifestations concrètes et diverses de la façon dont la transition écologique perturbe les bases de notre contrat social qui nous intéressent le plus. Et non la description abstraite d’un idéal de société écologique.
Il y a bien sûr des actes explicites, fondateurs de la société, qui sont régulièrement réinterprétés et par moments amendés. La Constitution fixe pour un temps les principaux droits et les obligations mutuelles au sein de la communauté politique nationale. Nous discutons l’évolution du droit constitutionnel et sa réinterprétation face aux défis écologiques, par exemple avec les censures des projets de taxe carbone par le Conseil constitutionnel (2000, 2009).
Mais la perturbation du contrat social se manifeste à tous les niveaux de la société. De très nombreux arrangements sociaux, politiques et économiques historiques deviennent problématiques. Il est très important d’en être conscient, car il ne faut pas sous-estimer l’entreprise pour obtenir un nouvel équilibre de société compatible avec les limites planétaires. D’importants efforts sont nécessaires pour réviser ces accords, pour résoudre les conflits, pour construire de nouveaux compromis : accords d’entreprises, articles de lois, politiques publiques, nouvelles stratégies, nouvelles pratiques…
Pensons aux débats houleux que suscite une mesure simple comme la limitation de vitesse à 110 km par heure sur l’autoroute. Ou encore, l’aspiration à passer tous ses weekends aux quatre coins du monde. Ces pratiques sont-elles toujours en phase avec l’idée de réussite sociale ? Avec les attentes de la société ? En tout cas ces questions se posent.
La notion du contrat social est donc commode pour désigner ce cadre global de la participation de tous à la société, c’est-à-dire de ce qu’on peut en attendre et les contreparties qu’on doit apporter.
Notre livre situe l’enjeu écologique à ce niveau profond de la transformation des sociétés. Comment produire de nouveaux systèmes d’attentes partagées qui articulent les demandes sociales, économiques et écologiques, et qui soient réalisables dans les limites planétaires ?
« Pour nous, la transition écologique remet en cause le contrat social actuel, qui s’est bâti au fil du temps dans une ignorance de son soubassement écologique. »
On a parlé du contrat social, mais il faut peut-être revenir aussi un peu sur ce que vous signifiez quand vous parlez de transition écologique, et pourquoi ce terme peut ou ne pas poser problème.
Antonin Pottier: Le terme de transition désigne pour nous le passage d’une société telle qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire fondée sur les énergies fossiles et les consommations de matières qui conduisent à dépasser ce qu’on appelle les limites planétaires, à une autre société qui permettrait de rester en deçà de ces limites. Il faut bien se rendre compte que notre société ne peut se perpétuer à l’identique, tout simplement parce que la base matérielle sur laquelle elle est assise disparaît à cause de nos actions. Par exemple, les enjeux d’adaptation au réchauffement climatique que nous ne pourrons plus éviter sont énormes et conduiront de toute façon à modifier profondément le contrat social. Une transition est donc inévitable. Nous souhaitons qu’elle se fasse vers une société effectivement écologique, c’est-à-dire compatible avec les limites planétaires et le respect de l’environnement.
Pourquoi conserver le terme de transition pour nommer ce passage, alors qu’il y a des débats sur sa pertinence ? Nous nous en expliquons dans notre livre. Les résonances sémantiques du terme « transition » ne sont pas plus marquées que pour d’autres termes alternatifs qui ont été proposés. L’invention d’un nouveau terme ne nous paraît même pas souhaitable parce que le renouvellement de la terminologie peut faire croire que nous devons affronter des problèmes nouveaux, alors que ceux-ci restent remarquablement constants sur la longue durée. Dans Un nouveau contrat écologique, nous parlons donc de transition, tout simplement parce que ce terme cristallise aujourd’hui les enjeux sociaux et politiques dont nous souhaitons parler.
Emmanuel Combet: Finalement, nous nous plaçons dans la perspective de relever le défi écologique. Comment, par exemple, parvenir à supprimer les émissions actuelles et atteindre zéro émission nette en 2050 ?
Bien sûr, on peut discuter du bon niveau d’ambition et de la nature précise des transformations qui sont souhaitables et faisables. Évidemment, on peut aussi discuter de la sincérité des déclarations d’intention et de l’alignement avec ces objectifs des actions qui sont effectivement entreprises. Comme le fait le Haut conseil pour le climat, entre autres. Il reste que les scientifiques de toutes les disciplines ne laissent pas place au doute : l’ampleur du défi écologique est très importante.
Les transformations requises sont donc de toute façon suffisamment ambitieuses pour que l’on s’intéresse, comme nous le faisons, aux conditions de réussite, c’est-à-dire à la façon dont une action commune à la hauteur peut se réaliser. La discussion critique sur la façon dont on nomme ces objectifs, la confrontation aux discours peu sérieux qui soutiennent soit qu’on peut y arriver facilement, soit que nous sommes condamnés à renoncer, nous intéresse moins – dans ce livre en tout cas – que l’examen attentif des conditions politiques et sociales pour avoir une chance de réussir. Et alors nous ne pouvons éviter les enjeux profonds de redéfinition du contrat social dont nous parlons.
La transition est politique
Maintenant qu’on a évoqué certaines questions de définition, on peut revenir sur le lien entre transition et politique. En quoi la transition est politique, et comment change-t-elle la répartition entre public et privé plus largement ?
Emmanuel Combet: En prenant conscience que la transition écologique perturbe jusqu’aux fondements de notre contrat social, on comprend alors mieux l’enjeu réel pour nos sociétés.
On comprend que la transition n’est pas un sujet marginal. Que le défi n’est pas seulement technique. Qu’il ne s’agit pas simplement de remplacer nos voitures à essence par des véhicules électriques, en conservant le reste à l’identique. Pourtant c’est une approche technocratique de la transition qui est généralement prise, alors qu’elle mène à l’échec. Nous l’illustrons avec le cas concret et symptomatique de la taxe carbone. Pour obtenir des engagements mutuels, il faut des discussions, des négociations, des compromis de nature politique.
La transition génère de multiples répercussions sociales qui ne peuvent être gérées que par une approche politique exigeante. Dans notre livre, nous prenons de nombreux exemples concrets. Elle induit une redistribution très importante des avantages que chacun retire de la société. Elle implique une recherche de nouvelles responsabilités. Comment devraient agir les riches ? les entrepreneurs ? les hommes politiques ? les consommateurs ? les banques ? etc. La transition implique aussi une interrogation sur les libertés et les modes de vie légitimes. Peut-on continuer à produire comme avant ? Remplir sa piscine en période de forte sécheresse et pénurie d’eau ? La gestion attentive de ces répercussions sociales est bien une affaire politique.
Et bien sûr, la transition est aussi politique parce qu’elle appelle à une action commune de toute la société. Il nous faut respecter ensemble les engagements politiques de la France sur la scène internationale, nos engagements dans l’accord de Paris. Il nous faut donc régler nos différends et nos désaccords grâce à de nombreux compromis sociaux et politiques à tous les niveaux de la société. Des compromis entre nous, mais aussi entre les différents objectifs environnementaux, sociaux et économiques de la société qui sont contemporains et que l’on ne peut cloisonner, isoler. Puisqu’agir sur un objectif affecte bien souvent notre action sur les autres. Puisque les difficultés et les conflits politiques naissent bien souvent à l’intersection, au frottement de ces questions. Bref, la transition est un défi politique, et ce n’est pas une mince affaire !
Le défi consiste à offrir les conditions nécessaires à ce que chacun agisse en ce sens, il est donc bien politique puisqu’il s’agit d’un problème de gestion des affaires communes de la société. Une affaire politique, de créer les conditions favorables pour obtenir les accords crédibles nécessaires à la participation de tous, sur longue durée. Quels que soient d’ailleurs la forme et le contenu final de ces accords, qu’ils soient explicites ou implicites, qu’ils remettent en cause le capitalisme ou organisent sa régulation, il faudra trouver les moyens de s’accorder, et il est urgent d’y travailler. C’est tout l’enjeu politique du nouveau contrat écologique.
Pourtant, on ne peut que constater qu’on est loin de donner à la transition écologique cette dimension politique. Les discours se limitent trop souvent à des déclarations pour ou contre la transition. On ne parvient pas à aborder le fond des désaccords et à les régler de façon constructive. À chaque fois que l’approche technocratique est prise et qu’on oublie cette dimension politique exigeante de la transition, celle-ci finit toujours par nous rattraper, comme dans le cas de la taxe carbone.
« Quels que soient d’ailleurs la forme et le contenu final de ces accords, qu’ils soient explicites ou implicites, qu’ils remettent en cause le capitalisme ou organisent sa régulation, il faudra trouver les moyens de s’accorder, et il est urgent d’y travailler. C’est tout l’enjeu politique du nouveau contrat écologique. »
Antonin Pottier: Transformer la société dans un sens écologique pose la question de la répartition du coût de cette transition et donc des luttes pour cette répartition, ce qui n’est pas propre à la transition écologique d’ailleurs.
La transition écologique se distingue cependant parce qu’elle conduit à repenser la frontière entre investissements collectifs et consommations privées et pas seulement à se battre entre intérêts privés pour le partage d’un gâteau. Le fonctionnement actuel de l’économie de marché produit des biens privés en toujours plus grand nombre. Mais cette richesse privée coïncide avec une misère publique, comme disait Galbraith, parce que cette production est acquise au prix d’une destruction de ce qui nous maintient en vie. Concrètement, on dégrade le climat pour produire des marchandises.
Une des manières d’arrêter de saper le soubassement écologique de l’économie, c’est de consacrer plus de ressources au vivant au lieu de les consacrer à produire des biens privés. C’est là où le déplacement de frontière entre public et privé s’opère : on produit moins de biens privés pour cesser de réchauffer le climat que nous partageons en commun. Faire la transition passera donc par la construction d’un nouveau bien public : des investissements pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’économie, restaurer les environnements dégradés, etc.
Pour revenir au contrat social, une question centrale est donc la part des ressources sociales que l’on consacre au commun. C’est évidemment un aspect qui dépasse les enjeux de conflits classiques de répartition et qui est bien sûr éminemment politique.
Emmanuel Combet: Une remarque en complément : ne perdons pas de vue qu’il ne s’agit pas d’un « jeu à somme nulle ».
Des évolutions de la société sont meilleures et d’autres pires pour une majorité de gens. On oublie parfois cela dans la ferveur des conflits de répartition. Or il existe des synergies possibles entre des objectifs écologiques, sociaux et économiques, et celles-ci produisent du grain à moudre pour des compromis. Il faut les rechercher en priorité.
Les exemples sont encore une fois nombreux. Prenons-en un qui touche à la balance des paiements de notre pays. Réduire la rente pétrolière que nous versons tous les ans aux pays producteurs, nous permettrait aussi d’avoir plus d’argent dans le pays pour consommer et investir. Les montants sont importants. Ils varient beaucoup d’une année à l’autre, mais la facture des énergies fossiles est généralement supérieure à 40 milliards : 61 M€ en 2023. Le budget de la justice (environ 10 M€) est par exemple au moins quatre fois moindre… la facture de 2023 correspond au total des hausses de taxes et des baisses de dépenses que le gouvernement Barnier envisage pour redresser les comptes publics en 2025 (60 milliards). Sans même parler, évidemment, des autres considérations sur notre autonomie et la sécurité nationale que l’on peut avoir étant donné cette dépendance et de l’usage qui est fait de ces rentes…
Il ne s’agit pas d’édulcorer les arbitrages à faire et les conflits de répartition à régler, ni le fait qu’il faudra bien se priver de faire certaines choses pour préserver l’habitabilité de la planète. Mais ces arbitrages seront moins douloureux si l’on trouve les synergies et les meilleures pistes de compromis. La contribution des savoirs à cette recherche est particulièrement importante.
Pour revenir sur la dimension politique de la transition, est-ce que l’appel à la justice, et plus largement, du coup, la notion de transition juste, suffit à apporter une solution ?
Antonin Pottier: Cette notion de transition juste nous a beaucoup intéressée pendant la rédaction d’Un nouveau contrat écologique. Elle rencontre un grand écho et elle est acceptée aujourd’hui dans bon nombre d’institutions internationales. Comme nous l’expliquons, elle a le mérite de poser correctement la nature du problème, c’est-à-dire sa dimension politique : en appeler au « juste » renvoie à des interrogations sur les droits et les devoirs et évoque certaines préoccupations, notamment en termes de juste répartition.
Malheureusement, la conception du juste qui l’incarnerait n’est que rarement spécifiée. Selon notre analyse, c’est à la fois une des raisons de l’attrait de cette notion et une difficulté majeure. Finalement, quand on dit vouloir que la transition soit juste, on cherche seulement à la présenter favorablement à son auditoire. Personne ne voudrait une transition injuste, tout le monde veut une transition juste, mais ce n’est pas forcément la même ! Ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, c’est encore une question politique.
Misère de la technocratie
On peut maintenant avancer vers le cas de la taxation du carbone, parce qu’une bonne partie du livre y est consacrée. Qu’est-ce que l’histoire de ce dispositif dit sur la façon de faire la transition en France ?
Antonin Pottier: En écrivant ce livre, nous cherchons à montrer le caractère irréductiblement politique de la transition, mais aussi à proposer un chemin, une méthode pour répondre aux apories que nous avons identifiées. L’histoire de la taxe carbone est emblématique des limites auxquelles conduit une approche de la transition qui ne reconnait pas sa nature politique.
Le livre détaille plusieurs épisodes de cette longue histoire en France : le projet européen juste avant la conférence de Rio en 1992, deux projets sous les gouvernements de Lionel Jospin (1999) puis de François Fillon (2009). Ces deux tentatives se sont conclues par des censures du Conseil constitutionnel. Il est assez fréquent chez les économistes de considérer que le juge constitutionnel n’avait pas compris les projets et la subtilité de la taxation pigouvienne. On aurait tort d’avoir une lecture seulement juridique de ces échecs et de les attribuer à des projets mal ficelés. Ces projets ont été mités par des exemptions accordées à certains groupes pour gagner leur non-opposition, parce que n’avait pas été forgé un véritable compromis entre forces sociales et politiques sur le pourquoi de ces projets. Ces exemptions ont conduit directement le Conseil constitutionnel à censurer ces lois pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Par ailleurs, une fois censurées, ces lois ont été enterrées, alors qu’elles seraient revenues dans le débat, s’il y avait eu une volonté de faire voter les mesures. La véritable raison de l’échec de ces propositions est donc bien l’absence d’une coalition de forces sociales pour les soutenir.
Nous discutons surtout le dernier épisode, sous la présidence de François Hollande (2014), qui représente le summum de l’approche technocratique que nous critiquons. Face aux échecs précédents, il y avait la volonté d’utiliser les taxes existantes. Les recommandations d’un comité d’experts ont été de renommer une partie des taxes intérieures sur la consommation de produits énergétiques en composante carbone, puis de faire augmenter cette composante. En fait, la composante carbone n’était qu’une modalité de calcul des taxes existantes, interne à l’administration fiscale. Cette mise en place d’une « taxe carbone », qui a paru être un succès au départ, reposait donc sur un mécanisme assez obscur, sans existence légale et ignoré du débat public. C’était complètement technocratique.
Après l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, le gouvernement Philippe se saisit de cet outil dans un but de rendement fiscal en accélérant les hausses prévues. La trajectoire de hausse va être stoppée nette par la révolte des Gilets jaunes déclenchée par des prix du carburant trop élevés : elle n’a jamais repris. Pour nous, cet épisode illustre l’échec de l’approche technocratique. Faire passer des mesures en les présentant comme des ajustements techniques ne permet pas d’éluder la question politique. Celle-ci revient toujours. On ne peut échapper à la formation d’un compromis de forces politiques pour transformer l’économie et la société française qui sont dépendantes aux énergies fossiles.
Emmanuel Combet: Cet exemple permet aussi d’insister sur l’importance de replacer la transition écologique dans un cadre beaucoup plus large de choix, de projets de société. Ce n’est pas du tout ce qui a été fait pour la taxation du carbone. Et il y a des résistances intellectuelles à le faire.
Je me suis par exemple souvent confronté à l’argument « un problème, un instrument ». Il s’agit d’une règle présumée de bonne gestion des problèmes d’économie publique. C’est la règle dite de Tinbergen, un prix Nobel. Mais celui-ci disait en fait l’inverse : on ne peut régler un problème isolément avec un instrument que dans des situations peu réalistes. Sa « règle » était simplement qu’il faut disposer d’autant d’instruments (de degrés de liberté) que d’objectifs (de contraintes). C’est mathématique.
« Mais plus dommageable sur le plan politique, on s’interdit aussi de lier la discussion sur la fiscalité écologique à une négociation plus large de l’évolution des finances publiques, aux négociations sociales et salariales concomitantes, à l’usage de ses recettes, etc. »
Mal interprétée, cette règle de gestion interdit de voir les synergies entre nos enjeux. On les isole, on s’interdit de penser que l’introduction d’une taxe carbone engage une refonte d’ensemble des finances publiques, ce que soulignait avec justesse Michel Rocard dès 2009. Mais plus dommageable sur le plan politique, on s’interdit aussi de lier la discussion sur la fiscalité écologique à une négociation plus large de l’évolution des finances publiques, aux négociations sociales et salariales concomitantes, à l’usage de ses recettes, etc. Autant de points de désaccord bloquants, mais aussi des ouvertures pour la construction de compromis.
Considérons ce problème du cloisonnement avec la question de l’usage des recettes. Pour l’incitation à réduire les émissions c’est bien le signal-prix, la taxe, surtout qui compte. Mais on a des recettes, il faut bien en faire le meilleur usage, et ce choix est très politique : est-ce qu’on les utilise pour régler le problème de compétitivité des secteurs industriels très intensifs en énergie carbonée, pour réduire le coût du travail, pour augmenter le pouvoir d’achat, pour rembourser les dettes, etc. ? Dans les différentes tentatives historiques, il n’y a jamais eu d’accord sur ce point alors que les effets socio-économiques de l’usage des recettes sont du même ordre de grandeur que ceux de la taxation du carbone, et que ce choix cristallise les désaccords.
La fiscalité écologique peut contribuer à financer des investissements verts, mais elle peut aussi se substituer à des prélèvements sur le travail, contribuer à financer les retraites, la protection sociale, ou d’autres dépenses collectives, ou d’autres baisses d’impôts. On peut en tout cas chercher à construire une politique de compromis qui lie l’enjeu écologique à d’autres enjeux sociaux et économiques. En réalité, ces occasions ont toujours été manquées. Dans le cadre de la crise des Gilets jaunes, on voit que ça n’a pas non plus marché. Certains soulignaient qu’en même temps on avait supprimé un impôt de solidarité sur les plus hauts revenus (l’ISF). Lors de la Commission Rocard en 2009, il y avait cette idée de la possibilité de trouver des synergies, de créer un « double dividende » économique et écologique en substituant la taxe carbone à des cotisations sociales. Mais trois mois après, on avait la discussion sur la réforme des retraites, où la hausse des cotisations sociales était toujours l’un des leviers pour financer la protection sociale. Constat d’incohérences. Les deux dossiers n’avaient pas été considérés conjointement et cela fut évidemment désastreux pour la confiance et la construction d’un compromis.
Cet exemple est assez symptomatique des difficultés de la transition et de la façon dont il faut essayer de s’en sortir. Sur les 30 ans d’histoire des taxes carbone avortées, les contextes ont changé, mais on rencontre toujours le même problème. Nous y voyons le symptôme du besoin de changer plus fondamentalement l’approche de la transition.
Comment concerter
Cette histoire est très intéressante, et nous amène justement à la méthode que vous développez dans le livre. En effet, vous ne proposez pas un contrat en soi, vous proposez une méthode pour y arriver.
Antonin Pottier: Effectivement, notre démarche ne consiste pas à proposer un contrat social et écologique clé en main. Un certain nombre de propositions existe dans le débat public pour cela. Pour nous, la redéfinition du contrat social est en cours et les propositions déjà formulées s’inscrivent dans cette dynamique. Le contrat social et écologique à venir sera écrit par les acteurs eux-mêmes, par les luttes des forces sociales en présence. Nous n’avions pas envie de formuler de nouvelles propositions pour nourrir ce processus, mais plutôt de réfléchir à la méthode pour le faire aboutir, c’est-à-dire de proposer une façon active de construire un nouveau contrat écologique. Cette question de la méthode et non du contenu nous paraît importante et pas suffisamment traitée dans les discussions actuelles.
Emmanuel Combet : Avant d’évoquer l’orientation de méthode à laquelle nous avons abouti, il semble utile de dire un mot de plus sur notre démarche et sur une objection de principe que nous avons entendue à plusieurs reprises.
Notre orientation de méthode ne peut fonctionner qu’avec une certaine éthique de la discussion. Au premier abord, elle peut sembler douteuse par ce simple fait : ne sommes-nous pas mollement réformistes, trop naïfs sur la réalité brutale de la politique ou sur le risque de compromission ? Il est important de dire que notre argument n’est pas de nature idéaliste, mais stratégique : on ne pourra pas réaliser l’ampleur des transformations requises simplement en forçant une partie de la population, que ce soient des riches, des industriels, ou tel ou tel autre. Certes les émissions individuelles des 1% les plus riches sont très supérieures à la moyenne, mais tous ceux qui causent des émissions inférieures à la moyenne représentent ensemble une fraction plus importante encore du total qu’il faut réduire. On ne peut imaginer une action collective à la hauteur de l’enjeu uniquement en ciblant certaines personnes. La responsabilité d’agir est différenciée, oui, mais elle est commune.
Notre méthode a pour horizon la participation de tous à un projet de société. Est-ce que ce nouveau contrat social est forcément démocratique ? Nous avons en tout cas envisagé la démarche que l’on propose dans un contexte démocratique. Cela dit, même dans le cas d’une dictature ou de tout autre type de régime, peut-on concevoir une action à la hauteur des défis écologiques sans s’assurer que la majorité de la population y participe durablement et ne se soulève pas à un moment contre la contrainte ?
En tout cas, derrière notre proposition, il y a bien des considérations d’ordre stratégique sur comment réaliser une société écologique. C’est pour cela qu’en conclusion, nous discutons quatre inclinaisons stratégiques que d’autres privilégient : la stratégie technocratique de la solution donc, celle de la priorité écologique (sans compromis), ou celles de la recherche d’une conflictualité plus directe par la disruption et le clivage. Quand on s’intéresse à la stratégie du clivage par exemple, on se dit qu’effectivement il peut être nécessaire de mettre un coup de poing sur la table et de contraindre certains individus ou certaines classes sociales, pas nécessairement par tentation du régime autoritaire, mais pour faire émerger une situation de négociation collective plus tard, lorsque les rapports de pouvoir seront enfin bouleversés par une lutte de classes réactivée. Le risque est de saper l’unité et les conditions de la participation de tous, de se mettre à dos une bonne partie de la société : la transition écologique pourrait au contraire en pâtir.
Notre approche, elle, passe par la concertation. Créer les conditions de la mobilisation de toute la société dans le sens de la transition, voilà le message du livre. Nous revenons sur différents exemples de concertations assez classiques, comme le Grenelle de l’environnement ou la Convention citoyenne pour le Climat. Mais la concertation ne vient pas forcément d’en haut. Elle se passe aussi dans les entreprises, dans les lieux du quotidien, les collectivités, les collèges, etc. Quand on parle de concerter la transition, on ne parle pas d’un énième grand débat national. Ce type de dispositifs peut être utile, mais pour arriver réellement à concerter la transition, il faut trouver les moyens bien plus ambitieux et divers de s’accorder sur où on va en tant que société. C’est ce projet de société et ses finalités qu’il faut trouver, et c’est là aussi le lien avec la planification dont on parle beaucoup. Pour planifier, il faut d’abord s’accorder sur des objectifs, il faut être sûr que chacune des parties de la société soit engagée dans ce projet, et donc qu’elle accepte d’y participer. C’est cette acceptabilité exigeante qui fonde la transition concertée, et non pas celle qui est concédée aux politiques, dirigeants ou technocrates après une brève consultation ponctuelle, une convention, un débat. L’enjeu de concerter la transition est donc à la fois plus large et premier devant l’enjeu de la planifier.
Pour prendre un exemple, mon frère travaille dans une entreprise d’enceinte de concert, un secteur un peu lointain de l’écologie, mais industriel. Cette entreprise fabrique des enceintes pour le monde entier. Il se trouve qu’ils ont une demande sociale interne à leur entreprise forte pour prendre en compte les conséquences environnementales et reconsidérer leur activité et leur processus de fabrication. Certes ils ne vont pas jusqu’à remettre en cause toute leur activité, mais ils cherchent les compromis qu’ils peuvent faire, et cela a affecté les décisions stratégiques qu’ils ont prises, leurs choix de matériaux, leur plan de développement, etc. Ce n’est qu’un exemple, on pourrait en prendre beaucoup d’autres. Il faudra amplifier les mouvements similaires, à tous niveaux de la société.
Autre aspect important : se donner du temps. Cela peut sembler aller à l’encontre de l’urgence climatique. Mais dans le cas de la taxe carbone, nous avons perdu quasiment 30 ans sans y parvenir, faute d’examen serein et de négociations politiques suffisantes, avec de multiples échecs qui ont créé du ressentiment. Cette taxe qui reste une bonne idée est devenue taboue, alors que si on avait pris le temps de trouver une véritable solution politique, on aurait pu avancer. Prendre un temps de discussion bien employé aurait été plus productif que de revivre les mêmes débats tous les sept ou huit ans. Ce sont la qualité et l’organisation de ces discussions surtout qui sont importantes, pour qu’elles débouchent sur des actions pérennes.
Pour cela, il ne suffit pas de tirer au sort des personnes. Une convention ou un débat citoyen peut être intéressant pour partager, par exemple, nos points de vue et les réalités que l’on met derrière les questions de justice de la transition écologique, ou sur d’autres besoins de clarification de ce type qui concernent toute la société. Mais la concertation doit surtout concerner les personnes impliquées, dans leur contexte de vie, leur travail, leur organisation… Il s’agit de ceux qui prennent part aux décisions et aux actions dont ils discutent. Aux personnes qui peuvent lier ce qu’ils disent qu’il faut faire avec l’engagement de ce qu’ils feront effectivement. Ces personnes impliquées doivent aussi, d’une manière ou d’une autre, être mises en contact et se concerter avec des personnes extérieures à ces décisions, mais qui en subissent le plus les conséquences concrètes, par exemple la façon dont le développement de mon entreprise sur ce territoire va changer radicalement la façon dont elle pourra se déplacer, etc. En tout cas, ce sont des gens concernés qui prennent part à ces discussions, avec un temps suffisant pour régler les désaccords, construire des accords et s’engager mutuellement.
C’est un autre point important : les concertations habituelles sur le sujet commencent rarement par un état des lieux des désaccords. La Convention citoyenne pour le climat, par exemple, était structurée en plusieurs groupes thématiques : comment se déplacer, se loger, produire, etc. L’échange se focalise sur les solutions et leur planification : « Aujourd’hui, la grande majorité de nos véhicules utilise des produits pétroliers, comment peut-on moins les utiliser, les remplacer par tant de véhicules électriques d’ici telle date, etc. » On ne discute pas toujours assez les pistes alternatives, pourquoi certaines personnes peuvent s’opposer à cela, etc. Il faudrait au contraire partir d’un état clair et partagé des controverses pour isoler les points d’accord, de désaccord, les travailler, trouver des chemins vers des accords possibles, coconstruire et expérimenter des solutions, et, surtout, que les différentes parties s’engagent à agir.
Cela suppose aussi de ne pas découper artificiellement les réalités vécues en isolant la question écologique des autres questions économiques et sociales. On clarifiera sûrement davantage les concurrences entre intérêts, les différences de points de vue, les difficultés pour articuler différentes réalités en supprimant ces cloisonnements, en acceptant le prix d’un élargissement du champ des discussions. Par exemple, comment assurer que le modèle de développement agricole futur fournisse davantage de sécurité économique aux agriculteurs, notamment les petits producteurs dépendants d’une production sensible. Comment les assurer collectivement contre les risques aussi divers que la pression des ravageurs, le manque d’eau, les conjonctures de la demande, la compétition étrangère, etc. Quels sont les points de vue des personnes concernées sur ces questions ? Que font les personnes qui ont le plus de pouvoir d’agir sur ces réalités ? Les conflits entre intérêts et entre réalités devraient davantage se trouver au centre des discussions, non pour bloquer, mais pour les résoudre, car ils nourrissent le foyer des tensions qu’il faut libérer par des arrangements politiques.
Tout cela constitue les grandes orientations qu’il nous semble important de ne pas perdre de vue dans les réalisations concrètes. Notre livre les précise et les complète, mais il ne donne pas un mode d’emploi tout ficelé, encore moins un programme politique. Nous serions heureux si ces orientations de méthode inspirent des innovations concrètes pour concerter la transition, si ces idées favorisent des démarches responsables de dialogue entre forces politiques, que des entreprises, des associations civiles, des collectivités s’attellent à les mettre en pratique à leur niveau. Nous sommes conscients que parvenir à concerter la transition est en pratique une entreprise difficile, mais justement, il faut investir ce champ, et créer enfin les conditions de l’unité d’action. C’est là qu’est l’urgence.
Finalement, c’est presque un programme aussi ambitieux que la transition elle-même, non ?
Antonin Pottier : Plus ambitieux même, de sorte qu’on peut se demander pourquoi se lancer là-dedans et pourquoi ne pas se concentrer sur la transition. Notre hypothèse, c’est que sans réaliser ce programme, la transition ne réussira pas, parce qu’elle butera sur la dimension politique que seul le programme que nous avons esquissé peut affronter.
Finissons sur cela alors, merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions.
Emmanuel Combet est chercheur indépendant. Il travaille à l’Agence de la transition écologique (ADEME) depuis 2017 après avoir été chercheur au CIRED. Il a structuré et coordonné le programme pluridisciplinaire de prospective de l’ADEME qui évalue les politiques publiques et les scénarios de transition écologique. Ses recherches portent sur les conditions de l’action collective, la conciliation des questions économiques, sociales et écologiques, la prospective et la planification.
Antonin Pottier est maître de conférences de l’EHESS, ses recherches portent sur les aspects socio-économiques du changement climatique, le rôle des sciences économiques dans la décision publique ainsi que sur l’intégration de l’environnement dans les sciences économiques. Il a publié et coordonné de nombreux ouvrages à ce sujet.
Image : Itoh Jakuchu, Rose et perroquet, reproduction de l’époque Meiji de l’estampe originale, British Museum.
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