Vincent Vicard est l’auteur de Faut-il réindustrialiser la France ? qui est paru le 3 avril 2024 aux Presses Universitaires de France. Dans son livre, il nous invite à repenser la réindustrialisation de la France comme un impératif urgent pour répondre aux défis climatiques et géopolitiques, tout en explorant les caractéristiques que doit avoir la politique industrielle pour être adaptée aux enjeux futurs. Dans ce dialogue, nous avons parlé du rôle de l’industrie en France, de ce qui la rend spéciale et ce à quoi elle peut, et ne peut pas, servir.
L’industrie française et le monde
Institut Avant-garde : Votre livre porte le titre « Faut-il réindustrialiser la France ». Avant de nous plonger dans celui-ci, est-ce que vous pouvez nous expliquer ce que le terme « réindustrialisation » veut dire exactement ?
Vincent Vicard : Pour aborder la notion de la réindustrialisation, il faut déjà parler de désindustrialisation. La désindustrialisation, c’est la baisse de la part de l’industrie, et essentiellement l’industrie manufacturière, dans le PIB et l’emploi. Mais ça ne veut pas dire qu’il y a une baisse de la production manufacturière : la production manufacturière a continué à augmenter en volume dans la plupart des pays, bien que, en part de l’activité et en part de l’emploi, la production manufacturière dans la plupart des pays riches a baissé.
L’idée de réindustrialiser se place dans cette perspective d’une désindustrialisation passée et vise à faire ré-augmenter la part de l’industrie manufacturière dans l’emploi et la valeur ajoutée.
« Réindustrialiser une zone comme l’Union européenne, qui est déjà très industrialisée, augmenterait l’excédent commercial et entrainerait une désindustrialisation dans le reste du monde »
En France, les emplois dans l’industrie et sa part de la valeur ajoutée ont fortement baissé depuis les années 80. Comment est-on arrivé là ? Et comment la France se situe-t-elle par rapport aux autres pays industrialisés, et notamment dans l’UE ?
Vincent Vicard : La désindustrialisation, c’est un phénomène commun à l’ensemble des pays riches. Il y a plusieurs phénomènes qui expliquent cette tendance de long terme. Le premier, ce sont les gains de productivité plus importants dans l’industrie que dans les autres activités, comme les services, du fait de l’automatisation croissante notamment. Cela amène à produire plus avec moins de personnel et donc mécaniquement à une baisse de l’emploi industriel dans l’emploi total, sauf si la demande pour les biens industriels augmente plus rapidement. Et ça, c’est quelque chose qu’on a observé notamment dans les 30 Glorieuses.
Aujourd’hui, on n’observe plus cette hausse plus rapide de la demande pour les biens industriels au niveau mondial, mais surtout dans les pays riches, c’est le deuxième élément qui est important pour expliquer la désindustrialisation. Quand les citoyens d’un pays deviennent plus riches, ils ont tendance à consommer de plus en plus de services, que ce soit des loisirs culturels, des vacances, aller au restaurant, visiter une exposition, etc. Ce n’est pas qu’on diminue notre consommation de biens manufacturiers, mais qu’elle augmente moins vite que le reste. On va donc avoir une baisse relative de la demande pour les produits manufacturiers dans le panier de consommation totale. C’est pourquoi les pays riches sont particulièrement concernés par la désindustrialisation.
Et puis on a un troisième élément, qui a une dimension statistique. Une partie de la désindustrialisation correspond en fait à de l’externalisation des activités qui étaient auparavant réalisées au sein d’établissements industriels. Les exemples typiques sont le gardiennage et la propreté qui ont été réalisés par des salariés de l’entreprise industrielle et qui ont été externalisés aux entreprises tierces. C’est donc une activité qui, aujourd’hui, est comptabilisée dans les services alors qu’elle était avant comptabilisée dans l’industrie.
Ces trois éléments sont communs à l’ensemble des pays riches, mais en France où on a eu une désindustrialisation plus rapide que dans la moyenne des pays riches, et notamment que chez nos grands partenaires européens. Pour donner quelques chiffres : on avait à peu près 5 millions d’emplois dans l’industrie manufacturière dans les années 80, 3,7 millions en 2000 et puis autour de 2,8 millions depuis 2010. Depuis 2000, l’industrie manufacturière française a perdu un quart de son emploi et un tiers de sa valeur ajoutée.
L’Allemagne a maintenu la part de l’industrie dans l’emploi et le PIB presque jusqu’à 2018. En dehors de ce cas très spécifique, la France se caractérise tout de même par une désindustrialisation accélérée. L’industrie française représente aujourd’hui 11 % de l’emploi et 10 % de la valeur ajoutée, ce qui la met en queue de peloton comparé aux autres pays, et la rapproche des pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont eux aussi connu une désindustrialisation accélérée.
Vous dites à plusieurs reprises qu’une réindustrialisation européenne risque de déstabiliser le commerce international. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Vincent Vicard : Pour bien comprendre le lien entre commerce international et réindustrialisation, il faut rappeler qu’il y a justement un lien direct entre le solde commercial sur les biens manufacturiers et l’évolution du niveau de l’industrie dans le PIB. Un solde commercial excédentaire veut dire que je produis plus que ce que je consomme en termes de valeur de ma production industrielle – j’exporte plus que je n’importe. Par conséquent, il faut qu’il y ait des pays qui sont en déficit commercial, qui importent plus qu’ils n’exportent. Les pays en excédent commercial vont pouvoir avoir une industrie plus importante que les pays en déficit commercial, qui vont avoir une industrie manufacturière moins importante.
Ce lien est quasi mécanique, mais la causalité peut aller dans les deux sens. L’Union européenne est structurellement en excédent commercial depuis une décennie, à part pendant les périodes de crise, et notamment la crise énergétique en 2022 et 2023. L’Union européenne a tendance à exporter plus de biens qu’elle n’en importe et est donc relativement plus industrialisée par rapport à sa demande et sa consommation. Cela implique qu’il y a d’autres régions du monde qui sont moins industrialisées. C’était un élément de contexte très important au moment de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et du lien qu’il a fait entre la désindustrialisation et le déficit commercial américain.
Si on remonte à la période 2017 / 2018, un certain nombre de mesures commerciales, comme les droits de douane, ont été mises en place vis-à-vis de la Chine, mais les menaces incluaient initialement les Européens, et notamment des Allemands. Les excédents allemands participent effectivement à des déséquilibres mondiaux qui ont un impact sur la localisation et sur la géographie de l’industrie au niveau international. De ce point de vue, réindustrialiser une zone comme l’Union européenne, qui est déjà très industrialisée, augmenterait l’excédent commercial et entrainerait une désindustrialisation dans le reste du monde.
Une telle réindustrialisation soulève des questions de conflictualité commerciale vis-à-vis les pays développés comme les États-Unis, et pose des défis distincts aux pays en développement, pour qui l’industrie est cruciale pour contribuer à leur développement.
Quel est le rôle des multinationales dans le tissu industriel en France et comment cela la distingue des autres pays développés ? Comment est-ce que cela impacte les politiques industrielles en France ?
Vincent Vicard : C’est effectivement une spécificité française. La France se caractérise par le poids important de ses entreprises multinationales . C’est lié aux politiques de champions nationaux qui ont été mises en place après la Seconde Guerre mondiale. L’objectif était alors de créer de grandes entreprises pour faire face à la concurrence internationale. Quand on regarde les classements des grandes entreprises au niveau mondial, on retrouve beaucoup plus d’entreprises françaises que d’entreprises de pays similaires en termes de taille. Si on prend, par exemple, le classement Fortune 500 de 2019, on retrouve 31 entreprises françaises dans ces 500 plus grandes entreprises contre 29 Allemandes, alors que l’économie allemande est plus grande que l’économie française, et on en retrouve seulement 17 Britanniques et moins d’une dizaine pour l’Italie et l’Espagne.
Par ailleurs, ces entreprises multinationales ont aussi une activité à l’étranger particulièrement importante. Les multinationales françaises emploient plus de 6 millions de salariés à l’étranger. On s’aperçoit que l’emploi industriel des multinationales françaises à l’étranger est beaucoup plus important que dans le cas de l’Allemagne ou d’autres de grands pays. Les décisions des multinationales françaises ont ainsi participé à la désindustrialisation de la France. La dégradation de l’excédent commercial entre 2000 et 2020 est due essentiellement à la dégradation de l’excédent des multinationales françaises. Elles ont moins exporté et plus importé parce que si on délocalise une activité dans des régions proches, il faut réimporter pour servir les consommateurs nationaux.
Le secteur caractéristique de cette stratégie est le secteur automobile. Parmi les constructeurs européens, ce sont les constructeurs français, Renault et Peugeot, qui ont le plus délocalisé au début des années 2000 vers des pays proches, que ce soit en Europe centrale, en Turquie ou au Maroc. La délocalisation de l’ensemble du processus de production a réduit les exportations vers le reste du monde et augmenté les importations pour servir les producteurs domestiques. Si on compare par exemple aux entreprises allemandes, elles ont effectivement externalisé une partie de la production de leurs composants en Europe centrale ou orientale, mais par contre, elles ont gardé une grande partie des activités d’assemblage en Allemagne. On ne comprend pas extrêmement bien pourquoi il y a une telle différence entre la stratégie des multinationales françaises et allemandes, les divergences de coût du travail ne suffisent pas à l’expliquer.
Les multinationales françaises ont maintenu leurs activités de recherche et développement et leur siège sur le territoire domestique, mais l’une des dimensions importantes est qu’elles réancrent sur le territoire domestique leurs activités de production. Cela correspondrait aussi à une diminution de leur activité à l’étranger, pas forcément par le rapatriement d’une activité déjà présente à l’étranger, mais au moment d’un changement d’activité ou de renouvèlement de gamme.
Les enjeux géopolitiques et climatiques
Le contexte international a été bousculé ces dernières années, avec entre autres un conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, une pandémie et la guerre en Ukraine. Cependant, vous remarquez que le commerce international continue d’augmenter. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de changement structurel dans l’organisation de la production mondiale ? Avons-nous besoin d’un tel ajustement ?
Vincent Vicard : Il n’y a pas eu de démondialisation, c’est-à-dire que le commerce par rapport à la production manufacturière mondiale n’a pas diminué, voire a continué d’augmenter lentement. En revanche, il y a bien eu une réorganisation dans la géographie du commerce international du fait des crises. Le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine a donné lieu à des droits de douane importants de l’ordre de 20 % sur la moitié du commerce entre les deux pays. En conséquence, le commerce entre les deux pays a diminué et a été compensé par des exportations et des importations, notamment américaines, en provenance du Mexique ou du Vietnam ou d’autres partenaires commerciaux. De la même manière, l’arrêt des livraisons de gaz russe à l’Union européenne a entraîné des réorientations des importations de gaz. Donc il y a eu des réorganisations, mais effectivement pas de retour en arrière sur la mondialisation.
Au moment de la pandémie de Covid, les pénuries de masques et tous les produits de santé ont révélé les fragilités liées aux dépendances dans les chaînes d’approvisionnement internationales qui sont devenues un sujet politique. Si on réinterroge un petit peu ces pénuries, on voit que ce sont des produits sur lesquels on a une demande qui a augmenté de manière exponentielle et très rapidement, et donc, une offre qui n’a pas réussi à suivre. L’organisation des chaînes d’approvisionnement mondial n’était pas directement la source du problème. Du point de vue des entreprises, ces crises peuvent éventuellement les amener à réinterroger un certain nombre de risques, et notamment ceux liés à la concentration de la production, mais ils ont l’habitude de gérer des ruptures d’approvisionnement. En conséquence, on ne voit pas de tendance générale à la relocalisation ou la régionalisation des activités à part dans certains secteurs très spécifiques.
Par contre, les crises récentes, et particulièrement la guerre en Ukraine et l’utilisation des exportations de gaz comme arme économique par la Russie, ont conduit à une prise de conscience des risques liés aux dépendances commerciales dans un environnement international plus géopolitique. Les sanctions américaines sur les semi-conducteurs contre la Chine s’inscrivent également dans ce tournant. Ces mesures illustrent comment certains États peuvent exploiter des liens commerciaux pour imposer des décisions politiques, souvent appelé l’arsenalisation du commerce international. Les crises récentes ont mis en évidence un changement dans le système commercial international, marqué par une dimension géopolitique accrue où les risques sont plus élevés, posant des questions cruciales sur les chaînes d’approvisionnement, notamment pour les produits spécifiques susceptibles d’être affectés par ces dynamiques. Et sur ces sujets de sécurité économiques, les États mettent en place des politiques publiques importantes, à même d’influencer le comportement des entreprises.
« De manière générale, le fait d’être dépendant du commerce international pour un certain nombre de produits n’entraîne pas forcément des vulnérabilités »
Vous mettez en évidence que les enjeux géopolitiques se jouent moins dans la taille de l’industrie et que dans sa composition. Dans ce contexte, vous soulignez qu’il est important d’identifier les secteurs où la dispersion géographique est vraiment la source de risque. Pourriez-vous illustrer cela avec un exemple ?
Vincent Vicard : La question des possibilités de diversification est une des dimensions apparues avec les chocs de la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. Il est devenu clair qu’il y a un certain nombre de produits pour lesquels on a effectivement une concentration extrêmement importante de la production, ce qui peut éventuellement créer une vulnérabilité. De manière générale, le fait d’être dépendant du commerce international pour un certain nombre de produits n’entraîne pas forcément des vulnérabilités parce qu’il y a souvent des fournisseurs alternatifs dans un autre pays. Pour la plupart des produits, comme le textile ou des jouets, la disponibilité immédiate des produits n’est pas une question de vie ou de mort ou de continuité de l’action de l’État. Il n’empêche qu’il y a un certain nombre de secteurs où cette concentration géographique donne lieu à des vulnérabilités.
Pour donner un exemple, regardons les semi-conducteurs. Près de 90 % des puces des semi-conducteurs les plus avancés sont produites par l’entreprise TSMC à Taïwan. C’est un bon exemple parce qu’il concentre des risques géopolitiques avec les tensions entre la Chine et Taïwan. Auxquels s’ajoutent des risques de catastrophe naturelle. Au début d’avril, il y a eu un tremblement de terre important à Taïwan qui a amené à une interruption d’un certain nombre d’activités. Cette fois, elles ont repris rapidement, mais une catastrophe naturelle pourrait amener à l’arrêt d’une grande partie de la production des semi-conducteurs, avec peu d’alternatives. D’où toutes les politiques pour relocaliser la production, et attirer notamment TSMC, mais aussi d’autres fabricants en Europe, aux États-Unis ou au Japon.
Il est nécessaire de délimiter de manière claire les secteurs ou produits pour lesquels ces enjeux stratégiques de dépendance se posent.
Afin de limiter le changement climatique, il est nécessaire de repenser fondamentalement la façon dont nous produisons et consommons. Quel rôle joue le secteur industriel dans la transition vers la neutralité carbone de notre économie ?
Vincent Vicard : C’est une très vaste question, mais ce qu’on peut en dire, en termes de politique industrielle, c’est que l’industrie, au moins à moyen terme, va jouer un rôle important dans les politiques de décarbonation des économies. Elle doit jouer un double rôle : d’une part, l’industrie est une source d’ activités polluantes soumises aux objectifs de réduction des gaz à effet de serre dans le cadre de l’Accord de Paris.
Il y a une deuxième dimension qui est importante. L’industrie doit aussi fournir les biens qui vont permettre de décarboner d’autres secteurs. Typiquement, c’est le cas pour le transport où l’industrie va devoir fournir des véhicules électriques et des moyens de transport maritime ou aérien bas carbone. C’est aussi le cas pour la construction avec les matériaux, les pompes à chaleur, etc., fournies par l’industrie. Ces transitions industrielles vont être importantes et voir certains pans de l’industrie grossir et d’autres disparaître. Aujourd’hui, par exemple, dans l’industrie automobile, toutes les activités de construction de moteurs thermiques commencent à disparaître et sont en partie remplacées par la construction de moteurs électriques, qui sont moins complexes, et par la production de batteries, une activité plus proche de l’industrie chimique.
De ce fait, il y a une question qui se pose en termes d’emploi et de transition, liée à l’anticipation et la requalification de la main-d’œuvre pour pouvoir transiter d’une activité à une autre. Et puis il y a une vraie question territoriale de ces nouvelles activités parce que les activités qui disparaissent ne sont pas forcément situées dans les régions où les nouvelles activités apparaissent. On sait qu’il y a peu de mobilité des travailleurs, ce qui pose des questions sur l’impact de ces désindustrialisations au niveau local. Il va y avoir des effets bruts importants, donc des emplois qui vont être créés, des emplois qui vont disparaître, mais au niveau agrégé, les estimations suggèrent que la transition écologique devrait avoir un impact limité sur l’emploi.
Travail et le rôle de l’État
Contrairement à ce que l’on entend souvent dans les médias, la lecture de votre livre donne l’impression que la création d’emplois ne devrait pas être une raison pour réindustrialiser. Pourquoi pensez-vous que la réindustrialisation pourrait ne pas être une stratégie efficace sur le marché du travail ?
Vincent Vicard : Ce que je dis, c’est que l’argument du marché du travail n’est pas suffisant pour développer une réelle politique industrielle ambitieuse et pour justifier les dépenses publiques qui y sont associées. Quand on pense aux politiques industrielles, ce sont des dépenses qui peuvent être importantes. D’ailleurs, aujourd’hui, les dépenses de subventions se comptent en milliards d’euros pour les Giga Factories de batteries ou pour les fonderies de semi-conducteurs. Pourquoi cet argent public est dépensé est une question fondamentale. Si on veut défendre ces dépenses uniquement en termes d’emploi, on va être relativement déçu. Pourquoi ? Parce que le nombre d’emplois qui est concerné est relativement limité. L’industrie manufacturière ne compte que pour 11 % des emplois en France. Ainsi, on peut avoir quelques dizaines de milliers d’emplois qui peuvent être créés, voire quelques centaines de milliers, mais ils auront un coût éventuellement important. Les projections montrent que, à l’horizon 2030, même avec une politique industrielle ambitieuse, on n’augmentera pas la part de l’industrie dans l’emploi.
Par ailleurs, pourquoi privilégier un ouvrier ou une ingénieure dans l’industrie à un emploi de conducteur de métro, d’informaticienne ou de professeure ? Le coût par emploi est relativement important quand on regarde les expériences récentes et l’utilité relative des emplois dans l’industrie ou les services est discutable et affaire de choix collectifs.
Ce n’est donc pas une politique de plein emploi, et elle ne suffira pas, comme on l’entend de temps en temps, à fournir de bons emplois à la classe moyenne, française ou européenne. Effectivement, la désindustrialisation a eu un impact négatif, car les emplois industriels concentrent des emplois à des rémunérations intermédiaires avec des qualifications initiales intermédiaires. La désindustrialisation a donc sûrement participé à la polarisation de l’emploi, le fait qu’on ait de plus en plus d’emplois peu rémunérés et fortement rémunérés, mais une réindustrialisation, étant donné que les gains de productivité qui ont déjà été réalisés ne permettra pas de revenir en arrière. Une politique industrielle qui vise à augmenter à créer de bons emplois pour la classe moyenne doit nécessairement regarder aussi du côté des services.
La vraie question de la politique industrielle est : à quoi sert l’industrie et quels sont les enjeux auxquels répond l’industrie ? Elle répond à un certain nombre d’enjeux qu’on a déjà évoqués en termes de géopolitique, de sécurisation des approvisionnements et en termes climatiques, de contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre qui sont fondamentaux. Ils sont des enjeux de société qui sont une vraie raison de soutenir l’industrie et une réindustrialisation.
La disparition des secteurs industriels existants (p. ex. dans le contexte de la transition écologique) peut avoir un impact important au niveau local. Quelle est la meilleure façon de compenser les travailleurs dans ces régions ?
Vincent Vicard : D’abord, on sait qu’il y a une dimension locale très importante de l’industrie. L’industrie est une activité qu’on retrouve relativement plus éloignée des métropoles, dans des bassins d’emploi dans lesquels il est difficile de trouver d’autres activités. Les services aux entreprises, par contre, se localisent plus dans les métropoles, ce qui implique que la disparition d’une activité industrielle dans ces bassins d’emploi va être difficilement compensée par des activités de service aux entreprises.
Comment gérer cette dimension locale ? C’est une question assez difficile parce qu’il y a peu de mobilité dans les régions désindustrialisées. C’est ce que nous a montré notamment l’impact du « choc chinois », c’est-à-dire l’émergence de la Chine comme un acteur majeur de l’industrie et du commerce international, qui a touché particulièrement certaines régions en France, mais de manière générale tous les pays riches. Les pertes d’emplois et d’activités, extrêmement graves dans certaines régions, ont perduré dans le temps. Même 10 ans après le choc, qui a été concentré dans la première décennie des années 2000, on a encore des effets locaux importants sur l’emploi, mais aussi sur la santé et sur le vote.
Quelles sont les politiques qui peuvent être mises en place ? Je pense qu’il y a une dimension d’anticipation, par exemple dans le secteur automobile, pour favoriser l’implantation de certaines activités dans les régions qui vont être touchées par une désindustrialisation plus élevée. On peut favoriser les subventions à des activités dans des régions qui sont désindustrialisées ou qui sont à risque de désindustrialisation dans les années à venir. Il y a peut-être aussi la possibilité de cibler les régions dans lesquelles on a d’anciennes friches industrielles qui peuvent être rétablies pour de nouveaux projets.
Vous plaidez pour un « État planificateur plutôt que régulateur ». Cela nécessite un engagement plus actif dans l’économie. Quelles sont les compétences dont l’État français a besoin pour le faire ?
Vincent Vicard : Je pense que la transition géopolitique et écologique nécessite une intervention de l’État pour transformer l’économie : favoriser certains secteurs pour sécuriser des approvisionnements, sécuriser l’activité économique ou transformer l’activité de certains secteurs pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’ensemble de l’économie.
Il me semble qu’il y a deux dimensions des compétences pour construire un État planificateur plutôt que régulateur. Il y a une dimension de choix collectifs et de politiques de long terme. Ces politiques industrielles de long terme nécessitent de l’État de pouvoir organiser des discussions et créer un consensus entre les différents acteurs. Cette compétence existe en partie, mais elle nécessite d’être pensée, développée et rationalisée au sein de l’administration. Puis, il y a une dimension de connaissance des secteurs, des technologies et des chaînes de valeurs industriels. C’est une compétence à l’intérieur de l’État à redévelopper. Il y a des compétences qui sont localisées dans certains services de l’État, mais ce n’est pas clair dans quelle mesure elles sont suffisantes et les compétences nécessaires adéquates.
En plus, l’État doit avoir une compétence sur le type de politiques qui peut être mise en place. C’est un sujet sur lequel on a peu d’éléments. On n’a pas de conclusions claires sur l’efficacité des différents outils de politique industrielle dans différents contextes institutionnels. Cela nécessite aussi d’avoir des profils capables de mettre en place certains instruments de politique industrielle, de les évaluer et de revenir en arrière éventuellement. Cet esprit d’essai-erreur est nécessaire pour un État planificateur.
« Le sujet principal, c’est l’incapacité des Européens à mettre en place des moyens de politique industrielle commune »
Industrie et politiques budgétaires
Les initiatives européennes, telles que le règlement pour une industrie « zéro net », sont loin d’égaler les programmes de politique industrielle des États-Unis et de la Chine en termes de ressources mobilisées. Quelles sont les conséquences de l’austérité qui continue d’être pratiquée en Europe ?
Vincent Vicard : Le sujet principal, c’est l’incapacité des Européens à mettre en place des moyens de politique industrielle commune. Ces dernières années, on a vu un véritable changement de ton au niveau de la Commission européenne pour mettre en place une politique industrielle plus active. Ce développement est une réponse à ce qui se passait dans le reste du monde, en Chine et en particulier aux États-Unis, avec la mise en place de l’Inflation Reduction Act, qui constitue une véritable politique industrielle en faveur des secteurs verts aux États-Unis. D’où ce changement dans la volonté de mettre en place une politique industrielle pour la lutte contre le changement climatique et favoriser les secteurs verts, et, par ailleurs, pour la sécurité économique. De manière générale, c’est aussi une réflexion qui a lieu dans d’autres pays comme le Japon, les États-Unis ou la Corée du Sud. On a des ambitions au niveau de l’Union européenne mais on a peu de moyens qui y sont associés, et les moyens qui sont associés aujourd’hui sont avant tout au niveau des États membres.
Notamment le relâchement des contraintes sur les aides d’État qui permettent aux États membres de subventionner un certain nombre de secteurs de manière temporaire et, en particulier, en réponse à l’Inflation Reduction Act américain. Cependant, répondre à l’Inflation Reduction Act ne constitue pas en soi une politique industrielle. Il y a cette nécessité de définir une réelle politique industrielle coordonnée au niveau européen avec des objectifs affichés. Il ne faut plus se faire concurrence entre Européens, mais développer l’économie européenne vis-à-vis de nos partenaires ou concurrents extérieurs. C’est une des dimensions particulièrement difficiles au niveau européen, parce que l’UE s’est développée autour du marché unique et de l’encadrement des règles d’État pour empêcher une concurrence faussée et que les États favorisent leurs champions nationaux. Cela demande donc une vraie révolution dans la conception de la politique économique au niveau européen.
Une politique industrielle implique aussi des inégalités régionales, parce que la politique industrielle amène à favoriser certains secteurs, et donc certaines régions, au détriment d’autres. Cette dimension est extrêmement difficile à mettre en œuvre, dans un contexte institutionnel, comme l’Union européenne, où on a des États membres différents, avec des intérêts différents.
Vous proposez une revue stratégique nationale sur la politique industrielle pour identifier les moyens nécessaires. Pouvez-vous détailler cette approche et expliquer à quoi ressemblerait une telle revue ?
Vincent Vicard : L’idée est de partir du constat que les objectifs de politique industrielle sont des objectifs de long terme et qu’il y a aujourd’hui un flou non seulement sur les objectifs, mais aussi sur les moyens qui y sont associés. Une revue stratégique nationale aurait l’avantage de lancer une discussion entre les acteurs concernés pour fixer des objectifs, expliciter pourquoi on veut réindustrialiser et quels secteurs on veut cibler. Favoriser la décarbonation des économies, leur résilience ou augmenter l’emploi, ce n’est pas la même chose ! Il faut expliciter ces objectifs pour pouvoir mettre en place éventuellement des cibles chiffrées et sortir d’annonces complètement irréalistes. Ne pas dire que l’industrie manufacturière va représenter 15 % du PIB, comme l’a annoncé notre ministre de l’Économie il y a quelques mois. Fixer des objectifs qui sont réalistes et mettre en face des moyens qui sont associés, c’est l’idée de cette revue stratégique nationale. De plus, c’est important de revenir sur ces objectifs et leur réalisation, pas tous les ans mais de manière régulière, et de les revisiter, surtout les outils et les moyens qui ont été mis en face. Il va y avoir des échecs par définition, mais des réussites aussi, parce qu’on a des connaissances limitées sur l’efficacité de la politique industrielle. Cette évaluation de la politique industrielle permet de pouvoir arrêter les dispositifs qui ne fonctionnent pas.
Conclusion
Pour conclure, l’Institut Avant-garde cherche à « transformer l’esprit économique ». Quel serait, selon vous, le problème dans le domaine de la politique industrielle qui exigerait le plus urgemment une transformation de cet esprit ?
Vincent Vicard : On a parlé de la nécessité de changer la composition du tissu industriel et de l’activité économique. C’est un retour de la politique industrielle qui commence à être acceptée dans le cadre notamment de la décarbonation des économies.
Pendant longtemps, une politique industrielle active n’était pas considérée comme un outil valable, mais le cadre a changé avec la nécessité d’accélérer la décarbonation des économies et les tensions géopolitiques. Je pense qu’on a bien avancé sur les raisons de l’utilité de la politique industrielle. Il faut continuer dans cette voie. Pourtant, nos connaissances sont encore limitées sur l’efficacité des outils de la politique industrielle, et c’est très important pour leur mise en œuvre. Je pense donc qu’il y a une nécessité de mettre en place une réelle réflexion sur l’efficacité des mesures par les décideurs politiques et au sein des administrations.
D’ailleurs, je ne dirais pas forcément que l’évaluation des politiques publiques soit l’alpha et l’oméga, mais c’est une dimension qui doit être plus large. Il y a une nécessité de penser la mise en œuvre de la politique industrielle pour ensuite la modifier au cours du temps selon ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas et les objectifs qui lui sont assignés.
Merci beaucoup pour vos réponses et votre livre !
Image: Fernand Léger, Etude pour ‘Les Constructeurs’: l’équipe au repos, 1950, huile sur toile, 162 x 130 cm.