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Emmanuel Macron : Intégrer un objectif de décarbonation au mandat de la BCE

Dans son discours du jeudi 25 avril, le Président Emmanuel Macron a suggéré de modifier les objectifs de la Banque Centrale Européenne pour y ajouter « au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation, en tout cas de climat ». Est-il possible de faire évoluer le mandat de la BCE pour y intégrer un objectif de décarbonation ? Quel en serait l’intérêt et quelles seraient les implications ?

Il existe des arguments importants en faveur de l’ajout d’un objectif climatique explicite au mandat de la banque centrale, qui serait placé au même niveau que celui de maintien de la stabilité des prix. Il s’agirait d’une évolution majeure car les impératifs de transition sont aujourd’hui intégrés, mais comme des objectifs annexes. Cette situation est problématique car, dans les années à venir, l’inflation risque de devenir plus volatil. La BCE pourrait se retrouver de plus en plus face à un dilemme entre maintien de la stabilité des prix et facilitation de la transition, qu’elle trancherait en faveur du premier. Un nouveau mandat pourrait pousser la BCE à faire évoluer ses outils pour pouvoir tenir ensemble ces deux objectifs ; par exemple en différenciant un « taux vert » et un « taux brun », comme l’avant suggéré Emmanuel Macron dans son discours à la COP 28 en décembre 2023.

Mais une modification formelle du mandat de la BCE nécessite ni plus ni moins qu’une renégociation des traités. Une alternative est d’infléchir les objectifs pratiques de la BCE en s’appuyant sur les objectifs secondaires et les marges d’interprétation conférés par le cadre actuel. Dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas possible de se passer d’un débat institutionnel sur la gouvernance de la politique monétaire verte.

En effet, de nouveaux objectifs mèneraient la banque centrale à intégrer des considérations sectorielles, jusqu’alors essentiellement la prérogative des autorités budgétaires, et à mener des politiques qui peuvent avoir des effets importants sur les inégalités, la dette publique et le climat. Ces innovations techniques et juridiques doivent aller de pair avec des réformes institutionnelles et politiques vers une plus grande démocratisation de la banque centrale. 

1. Aujourd’hui, les mandats primaires des banques centrales n’intègrent pas d’objectif de décarbonation : quand un dilemme avec la transition se pose, le maintien de la stabilité des prix doit être priorisé.

Les banques centrales intègrent toutes dans leurs objectifs primaires, c’est-à-dire prioritaires, la stabilité des prix, mais aucune n’intègre aujourd’hui d’objectif de décarbonation. Certaines banques centrales tiennent toutefois compte d’autres objectifs, de différentes manières :

  • Un mandat double: L’exemple le plus connu est celui de la Réserve Fédérale américaine, dont les traités constitutifs énoncent explicitement que les objectifs de la politique monétaire doivent être : « un taux d’emploi maximal, des prix stables et des taux d’intérêt à long terme modérés. ». Ce mandat double – inflation et emploi – a pour visée d’équilibrer différents objectifs de politique économique.[1]
  • Un mandat primaire accompagné d’objectifs secondaires: C’est le cas notamment de la BCE et des membres de l’Eurosystème, qui ont pour objectifs secondaires, c’est-à-dire « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix », le soutien aux politiques économiques de l’Union Européenne (article 127 (1)). Ces politiques comptent notamment « une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » (Article 3). Le mandat secondaire de soutien aux politiques de l’UE est une obligation légale, au même titre que le mandat primaire, bien qu’il lui soit hiérarchiquement inférieur.

 Depuis quelques années, un nombre croissant de banques centrales ont fait évoluer leurs politiques pour intégrer davantage de considérations climatiques dans leurs stratégies. Celles-ci s’interrogent sur leur rôle à jouer dans le financement de la transition (McDaniels and Robins, 2018). Si aucune des 135 banques centrales étudiées ne possède de mandat primaire de protection de l’environnement, 16 d’entre elles font une référence explicite à l’environnement dans leur mandat, et 52 autres incluent ces objectifs de manière implicite. Ainsi, les banques centrales de pays tels que l’Afrique du Sud ou la Malaisie, mais aussi – en Europe – la Tchéquie et l’Ukraine, font mention explicite d’un objectif de « croissance durable » dans leurs traités.

D’autres, comme la BCE, ont un objectif de protection de l’environnement implicite, qui passe par le mandat secondaire de soutien aux politiques de l’Union Européenne, incluant la protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique (Dikau & Volz 2021). Ainsi, l’objectif climatique fait déjà partie du mandat de la BCE, en tant que mandat secondaire. De plus, la BCE a fait évoluer son cadre stratégique de politique monétaire, en intégrant explicitement des considérations climatiques dans l’orientation de ses politiques (BCE, 2021). Ces évolutions ont été portées par certains membres des organes directeurs de l’institution, notamment Christine Lagarde et Isabel Schnabel. Elles ont ouvert la voie à l’adoption de premiers outils de politique monétaire verte, comme la prise en compte de critères environnementaux dans le cadre de ses programmes d’achat d’actifs privés et de ses collatéraux (BCE, 2022)[2]. Il faut cependant noter que les objectifs secondaires de la BCE ne sont pas hiérarchisés entre eux, alors même qu’ils sont très larges, généraux, et potentiellement conflictuels[3]. Ils sont donc soumis à l’interprétation des banquiers centraux, qui doivent arbitrer entre les objectifs du mandat secondaire entre eux.

La prise en compte par les banques centrales d’objectifs climatiques et la mise en place d’outils de politique monétaires verts est donc possible sans qu’ils n’intègrent explicitement leurs objectifs primaires. Mais cela peut devenir problématique en cas de conflit avec son objectif de stabilité des prix. Dans les faits, les banquiers centraux possèdent une marge d’interprétation pour faire primer dans certaines situations des objectifs climatiques[4]. Cependant, la question du financement de la transition est aujourd’hui envisagée par la BCE comme un arbitrage entre politique monétaire générale expansionniste, permettant les investissements climatiques, et stabilité des prix, impliquant une politique monétaire plus restrictive pouvant réduire ces investissements (Schnabel 2023). Par exemple lors de la récente flambée inflationniste la BCE a fait face à un arbitrage entre une politique immédiate de lutte contre l’inflation et les conséquences d’une hausse des taux sur les finances publiques. Malgré les débats intenses sur les causes de l’inflation, la BCE a nettement tranché en faveur de la première option, renchérissant le coût pour gouvernements de mise en place de dispositifs comme le bouclier tarifaire.

2. Les évolutions structurelles du contexte macroéconomique justifient un changement du mandat de la BCE. 

Ce dilemme devrait se poser de manière accrue dans les années à venir. Le paradigme actuel de banques centrales indépendantes avec pour priorité des cibles d’inflation autour de 2 % a été mis en place dans un contexte de « Grande modération » jusqu’en 2008, c’est-à-dire de faible volatilité des cycles., Or nous risquons de nous retrouver dans une situation de bien plus grande volatilité économique dans les décennies à venir. En effet, une série de facteurs risquent de rendre plus difficile le maintien de l’objectif de 2 % d’inflation dans la décennie à venir, et en particulier les facteurs environnementaux[5]. L’offre agrégée risque de pouvoir beaucoup moins s’adapter aux évolutions de la demande, alors que c’était le cas pendant les décennies précédentes (Carstens 2022).

Une situation de priorisation systématique, à court terme, de l’objectif de stabilité des prix, sans chercher à résoudre le dilemme exposé, pourrait devenir problématique à plus long terme aussi bien sur le plan climatique qu’économique. Ssur le plan climatique, un durcissement de plus en plus récurrent des politiques monétaires dans le contexte d’une inflation plus volatil pourrait nous faire prendre un retard significatif sur nos investissements de transition en raison de la hausse des taux. Sur le plan économique, le réchauffement pourrait à plus long terme encore davantage menacer la stabilité des prix (Krahé 2021; Dikau and Barmes 2024).

Nous pourrions sortir de ce dilemme en faisant évoluer la doctrine de la BCE grâce à un changement de mandat. En suivant la doctrine actuelle de la BCE, la politique monétaire verte est envisagée comme un luxe, celle-ci ne pouvait être mise en place que quand il n’y a aucun risque d’inflation trop élevée. En effet, Isabel Schnabel, pourtant l’une des principales avocates des mesures de soutien à la transition écologique à la BCE, n’envisage les politiques de verdissement que dans un cadre expansionniste. Cette doctrine s’explique par la conception historique du rôle de la BCE depuis le Traité de Maastricht : une banque qui utilise un seul outil (le taux d’intérêt) pour servir un seul objectif étroit (la stabilité des prix).

Si la BCE changeait de mandat, elle devrait résoudre ce dilemme, ce qui est possible grâce à la mise en place de nouveaux outils. Éric Monnet et Jens van’t Klooster montrent que des politiques monétaires vertes pourraient être tout à fait praticables en période récessive, en invoquant plusieurs cas historiques pouvant servir de modèle. Dans les années 1970, la politique anti-inflationniste menée par la Bundesbank s’est accompagnée d’exemptions pour les crédits à l’exportation. Ils recommandent ainsi une politique monétaire qui s’appuierait sur une différenciation des investissements verts (voir Rendre la BCE plus verte et démocratique). La dissociation de taux permettrait de mener des politiques monétaires vertes y compris en période restrictive (en pénalisant en priorité les investissements bruns). Pour conclure, l’inclusion d’un objectif de décarbonation dans le mandat de la BCE serait cohérente avec la différenciation de « taux verts » et de « taux bruns ». 

3. Ce changement de mandat devrait aller de pair avec une réforme institutionnelle pour démocratiser la BCE.

Un changement de mandat permettant d’inclure et de rééquilibrer les considérations climatiques et l’exigence de stabilité de prix aurait de fortes implications institutionnelles et politiques.

Tout d’abord, elle impliquerait une redéfinition du cadre légal dans lequel opère la BCE, et une réforme du Traité du Fonctionnement de l’Union Européenne. Une telle réforme pourrait s’avérer complexe, car elle reposerait sur l’unanimité des tous les États membres.

Ensuite, la politique monétaire a des effets économiques sur la consommation, le prix des actifs (Monnet 2021) et les inégalités (Blot et al. 2017). L’élargissement de son mandat à la protection de l’environnement, et les instruments ciblés qui lui seraient associés, dont certains en particulier joueraient sur des différentiations de taux et sur le prix des actifs, aurait encore davantage d’effets économiques divers, non-négligeables, dont il faudrait tenir compte.

Enfin, l’intégration d’un objectif environnemental explicite au mandat de la BCE créerait de nombreux points de contact entre la politique monétaire, la politique budgétaire, et les autorités politiques. En effet, la définition technique de l’objectif climatique devrait se faire de concert avec les autorités politiques, notamment parce qu’il est plus difficile à définir de manière précise qu’une cible d’inflation de 2%. De plus, les politiques monétaires concorderaient avec des politiques budgétaires qui viseraient, elles aussi, des objectifs de décarbonation, ce qui renforce la nécessité d’une coordination des politiques monétaires et budgétaires (Goodhart & Lastra 2022). Cela induit cependant le risque de ne pas pouvoir différencier les effets spécifiques de ces différentes politiques sur les objectifs qui auraient été définis (Jácome & Mancini-Griffoli 2014). Il serait, dès lors, difficile pour les acteurs du système financier d’évaluer précisément l’efficacité de la politique monétaire de la banque centrale à répondre à ses mandats, et pourrait mener à une perte de confiance dans l’institution (Jácome & Mancini-Griffoli 2014 ; Blot et al. 2014).

Ainsi, l’élargissement du mandat de la banque centrale à des objectifs climatiques explicitement établis aurait de effets qu’il faut prendre en compte, et pourrait entraîner une perte d’indépendance et de crédibilité pour la banque centrale.

Une série d’arrangements institutionnels pourraient être pensés, qui permettraient de garantir le bon fonctionnement de la BCE et rendre légitime une meilleure intégration des objectifs climatiques dans sa politique monétaire :

  • Démocratiser la politique monétaire pour garantir que les objectifs du mandat climatique soient correctement définis et pour répondre aux défis redistributifs générés par la politique monétaire. Cela pourrait, par exemple, prendre la forme d’un Conseil Européen du Crédit, une instance délibérative qui renforcerait l’expertise et la légitimité du Parlement européen pour contrôler les autorités indépendantes (BCE, Banque européenne d’investissement, etc.). Ce Conseil serait un lieu pour penser la coordination et les grandes orientations en matière de politique européenne du crédit (van’t Klooster & Monnet 2024).

  • Garantir une communication claire et transparente avec les autres acteurs du système monétaire sur les arbitrages faits par la banque entre les différents objectifs de sa politique monétaire ainsi que ses choix d’outils (Jácome & Mancini-Griffoli 2014 ; Blot et al. 2014)
  • Œuvrer en même temps pour que la banque centrale conserve son indépendance de prise de décision et de choix des instruments monétaires, grâce à des comités de direction et de prise de décision bien définis et indépendants (Jácome & Mancini-Griffoli 2014 ; Blot et al. 2014).

Il peut cependant s’avérer difficile d’envisager une réforme des traités européens consacrant un objectif climatique explicite dans le mandat de la BCE. Il faut par ailleurs noter que les banquiers centraux sont particulièrement attachés à leur indépendance et à la crédibilité de la banque centrale, et que ces considérations ont déterminé les évolutions récentes connues par la politique monétaire (Moschella 2024[6], Diessner 2023). Cependant, on constate que même sans changement de mandat, la banque centrale joue déjà de fait un rôle bien plus large que lors de sa création. Des évolutions dans le cadre institutionnel actuel sont donc possibles. Par ailleurs, outre son rôle de soutien à la transition écologique dans les années à venir, elle sera encore davantage une pièce maîtresse pour aider financer la dette publique ou encore produire une monnaie électronique (Monnet 2021). On peut alors penser à des façons d’intégrer ces objectifs dans la politique monétaire, et de mieux les articuler avec le mandat primaire de stabilisation des prix, ainsi qu’avec les autres mandats secondaires.

Une première manière d’intégrer les objectifs climatiques à la politique monétaire de la BCE est de les lier à l’objectif primaire de stabilité des prix. Ainsi, en interprétant le changement climatique comme un facteur de volatilité des prix, on rééquilibre les objectifs en intégrant les questions climatiques au mandat primaire de la BCE. Cette stratégie est déjà en train d’être mise en place à la BCE. On constate qu’elle permet de mieux faire accepter les objectifs climatiques par les banquiers centraux, notamment par ceux qui sont les plus attachés au respect de leur mandat et de l’indépendance de la banque centrale (Massoc 2024). Elle pourrait ainsi constituer un levier de mise en œuvre d’une politique monétaire climatique d’envergure. Des instruments monétaires verts, tels que des instruments de refinancement des banques à taux différentiés afin de les encourager à financer des investissements verts (proposés par Jens van ‘t Klooster et Rens van Tilburg notamment), pourraient également être développés et mis en place dans ce cadre. Cela dépend néanmoins de la volonté des banquiers centraux à accepter de telles évolutions de leurs instruments monétaires.

Une deuxième manière de mieux intégrer les objectifs climatiques serait de plus clairement définir, de concert avec les autorités politiques et délibératives de l’Union Européenne, la façon dont la BCE doit mettre en œuvre ses objectifs secondaires et dont elle doit les concilier avec son mandat primaire (van ‘t Klooster & De Boer 2023). Cet éclaircissement pourrait être entrepris par le Parlement Européen[7], ou par le Conseil Européen du Crédit cité précédemment.

Conclusion

L’élargissement des objectifs de la BCE permettrait de renforcer le statut des politiques environnementales en clarifiant les dilemmes rencontrés par les banquiers centraux. Cependant, les manières de mettre en œuvre cette réforme sont plurielles et son efficacité dépendra en définitive d’un équilibre entre autonomie, démocratisation et coordination.

Clara Leonard, Juliette de Pierrebourg, Jules Vérin

Image : René Magritte, L’Empire des lumières, 1954, huile sur toile, 195 x 131 cm. Musée Peggy Guggenheim.

Notes

[1] Un autre exemple de mandat double est donné par la banque centrale du Brésil, laquelle, dans le cadre de son objectif de système financier efficace et compétitif, a intégré le risque climatique dans son ratio de capital réglementaire.

[2] Divers autres outils ont émergé, mis en place par d’autres banques centrales. Un autre exemple d’outil vert mis en place par des banques centrales est celui d’instruments de refinancement des banques avec des taux favorables pour les investissements verts, mis en place par la Bank of Japan. De même que la BCE, la BoJ n’a pas de mention explicite au climat dans son mandat (Dikau & Volz 2021).

[3] Voir ce discours de Benoît Cœuré, dans lequel il met en lumière la nature conflictuelle des mandats secondaires de la BCE : « Certainly, the protection of the environment is not the only transversal objective assigned to EU institutions and hence to the ECB. Under the Treaty one could equally ask, for example, why the ECB should not promote industries that promise the strongest employment growth, irrespective of their ecological footprint. »

[4] Lorsque aucune mention explicite n’existe, la soutenabilité peut être considérée comme faisant partie d’un objectif de rang plus élevé. Le banquier central considère que les enjeux environnementaux font peser une menace sur la stabilité des prix ou la stabilité financière.  

[5] Mais également l’évolution des comportements de fixation des prix des entreprises, les tensions géopolitiques, les pénuries de main d’œuvre et les évolutions démographiques. Voir Van ’t Klooster, Jens, and Isabella M. Weber. n.d. ‘The EU’s Inflation Governance Gap: The Limits of Monetary Policy and the Case for a New Shockflation Toolbox’. Manuscript.

[6] À paraître. Pour un aperçu, lire Unmaking Orthodoxies.

[7] Le Parlement Européen a la compétence de s’exprimer sur l’orientation de la politique monétaire, notamment à l’occasion de la présentation par la BCE de son rapport, comme en témoigne cet avis dans lequel il appelle la BCE à expliciter sa position sur la prise en compte de son mandat secondaire et des objectifs climatiques.

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