Comme évoqué dans une précédente note, financer le programme ReArm Europe nécessitera une stratégie coordonnée et durable à l’échelle européenne pour assurer ses ressources. Will Bateman et Lukas Spielberger proposent de s’inspirer des mécanismes qui ont rendu possible le financement des guerres du XXe siècle. Selon eux, la Banque centrale européenne aurait un rôle important à jouer pour stabiliser les conditions de financement des États membres.
Si l’Europe n’est pas (encore) plongée dans une économie de guerre, elle entreprend, à l’échelle régionale, un programme de réarmement qui promet de présenter de nombreux défis, non seulement sur le plan de la défense, mais aussi sur celui des politiques économiques qui doivent être mises en place. Les pays européens devront composer avec une croissance faible et des niveaux d’endettement souvent élevés, et ce, dans un contexte de libre circulation des capitaux, au sein d’États-providence généreux et démocratiques.
L’histoire nous apprend qu’il n’existe qu’un nombre limité d’options de financement pour les États qui entreprennent une relance à grande échelle de leur défense : les hausses d’impôts ou le recours à l’endettement. Une troisième option, la coordination des politiques fiscales et monétaires (parfois qualifiée de « financement monétaire »), semble impossible selon la doctrine économique qui prévaut dans la zone euro.
Mais l’Europe peut-elle tenir son engagement historique d’investissement dans la défense en laissant de côté cette option ? Nous pensons que non, et expliquons dans cette note pourquoi certaines des limites institutionnelles de la zone euro devraient être fondamentalement repensées.
Le programme ReArm Europe engage l’Union européenne (UE) sur une voie où le renforcement de la défense sera financé par un recours accru à l’épargne des Européens grâce à l’endettement public, plutôt que par des hausses d’impôts ou par des sources de financement extérieures. Ce choix semble logique, étant donné les obstacles qui grèvent la croissance dans la zone euro (et qui éliminent de facto le recours à des hausses d’impôts), les conditions probables qui seraient associées à des emprunts réalisés à l’extérieur, ainsi que la sous-utilisation des capacités économiques de l’UE. Mais financer entièrement cet effort par l’épargne intérieure sera difficile sans un mécanisme permettant de stabiliser les marchés. Certes, l’UE épargne à un taux environ deux fois supérieur à celui des États-Unis, mais la répartition de cette épargne est inégale entre les États membres. Par ailleurs, bien que les titres des entreprises de défense et d’armement européennes soient en forte hausse, cela profite surtout aux producteurs de matériel militaire, et non aux gouvernements qui doivent acheter ces équipements.
La capacité des gouvernements européens à financer le réarmement est limitée par des structures de financement fragiles et un cadre institutionnel obsolète. Actuellement, la dette publique de la zone euro s’élève à 88 % de son PIB, laissant peu de marge budgétaire à un certain nombre d’États membres. Considérons également la réaction du marché obligataire à l’annonce du renforcement des dépenses de défense en Allemagne, l’emprunteur le plus sûr d’Europe à ce jour. Après l’annonce de l’exemption des dépenses militaires représentant plus de 1 % du PIB du frein à l’endettement, le taux des Bunds allemands a bondi de 20 points de base en une seule journée. Les coûts d’emprunt des autres États de l’UE ont rapidement suivi le mouvement.
De plus, la pression sur les retardataires en matière de défense pourrait encore aggraver la situation sur les marchés obligataires. L’Italie, l’Espagne et la Belgique, trois pays dont les ratios d’endettement dépassent 100 % du PIB, ont tous dépensé moins de 1,5 % de leur PIB dans le secteur de la défense en 2024.
Le risque est clair : une augmentation soudaine des dépenses de défense pourrait provoquer une forte volatilité sur le marché de la dette. Or, une spirale des prix sur le marché secondaire se répercuterait sur le marché primaire. Si les rendements grimpaient trop, les Trésors ne pourraient plus vendre leur dette. Et s’ils ne peuvent plus vendre de dette, ils ne peuvent pas acheter d’armement.
Des exemples passés ont cependant montré qu’il a été possible de maîtriser ce genre de volatilité dans des contextes similaires. Historiquement, lorsque la hausse des rendements menaçait le financement de la défense, les banques centrales et les Trésors coopéraient pour lisser la courbe des taux. La Réserve fédérale américaine a ainsi joué ce rôle à chaque fois que les États-Unis sont entrés en guerre. L’un des mécanismes employés a été le programme « borrow and buy » (« emprunter et acheter »), mis en place pendant la Première Guerre mondiale : la Fed fixait des taux directeurs inférieurs au rendement de la dette souveraine pour inciter les investisseurs à acheter des obligations du Trésor. Une autre option a été d’avoir recours à des achats massifs de dette. Ceux-ci pouvaient être ciblés, comme en 1958 et 1970, lorsque la Fed a mené de vastes programmes d’achats de dette pour contrer les grèves de courtiers au moment de l’expansion des activités militaires au Moyen-Orient et au Vietnam. Un assouplissement quantitatif de défense (« Defence QE ») peut également être une mesure de long terme, comme en témoigne l’exemple du contrôle de la courbe des taux qui a été mis en place pendant la Seconde Guerre mondiale. La Banque d’Angleterre a eu recours à des techniques similaires à l’occasion des deux Guerres mondiales.
Les États souverains européens sont cependant, ici, particulièrement désavantagés. La coordination budgétaire et monétaire en Europe est en effet entravée par une réglementation interdisant (pour l’instant) tout soutien monétaire explicite à la politique budgétaire, et toute intervention sur le marché de la dette. Ces règles s’appliquent également aux pays qui ne sont pas membres de la zone euro, comme la Tchéquie, la Suède, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie.
Pour contourner ces contraintes, nous proposons trois réformes majeures pour assurer le soutien de la BCE à l’effort de défense européen.
Tout d’abord, doter la BCE des mêmes pouvoirs que toutes les autres banques centrales d’économies avancées. En premier lieu, la capacité d’intervenir efficacement et ouvertement pour stabiliser la volatilité des marchés obligataires.
Pour les tenants d’une interprétation stricte du droit européen, cette proposition semble impossible. La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) n’a-t-elle pas statué que les traités de l’UE interdisaient les interventions sur le marché secondaire ayant « un effet équivalent à un achat direct » de titres de dette ? Une lecture critique pourrait trouver des failles à ce raisonnement. Il n’y a, en effet, aucune mention explicite de l’interdiction d’une intervention sur les marchés secondaires dans les traités de l’UE. Il existe, au contraire, une spécification détaillée des différents types d’intervention qui rentreraient dans la définition du « financement monétaire direct », ce qui suggère que l’interdiction des opérations sur le marché indirect n’était pas envisagée. Par ailleurs, la CJUE ne s’est pas livrée à une analyse historique approfondie des origines de l’interdiction du « financement monétaire », alors que de nombreux documents d’archive révèlent des relations éminemment plus complexes entre les normes établies par les traités européens et le soutien monétaire réel à la politique budgétaire sur le marché secondaire.
Toutefois, même dans le cadre juridique actuel, il serait possible pour la BCE d’intervenir pour stabiliser les marchés de la dette. L’expérience comparative du financement de la défense nord-atlantique démontre qu’une intervention publique sur les marchés, destinée à créer des conditions d’emprunt favorables aux émetteurs souverains, n’est pas équivalente à une extension bilatérale de crédit. En effet, les investisseurs privés restent inclus dans le processus, et les dynamiques d’offre et de demande continuent d’opérer, de manière contrôlée.
Nous préférons cependant une refonte du droit de l’UE, plutôt que l’approche actuelle qui consiste à prétendre que stabiliser les marchés de la dette ne serait simplement qu’une manière de protéger la transmission de la politique monétaire et des taux d’intérêt directeurs. De plus, la conditionnalité budgétaire associée à cette approche est tout simplement incompatible avec l’ampleur des investissements de défense auxquels l’Europe doit faire face. Sa logique sous-jacente, selon laquelle les interventions sur le marché obligataire se feraient sous la forme d’opérations isolées dans certains États membres, n’est pas adaptée aux ambitions du programme ReArm qui concerne l’ensemble de l’UE.
Ensuite, nous proposons de repenser l’interprétation du mandat de la BCE. Nous pensons en particulier à son mandat « secondaire », qui dispose que la BCE « apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union » (Article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Or, le premier objectif de l’Union semble particulièrement pertinent aujourd’hui : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples » (Article 3, alinéa 1 du TFUE).
Aussi, les institutions européennes devraient se laisser guider par cette exigence légale. Protéger l’Europe rentre dans le mandat primaire de « stabilité des prix ». Comme l’a déclaré le gouverneur de la banque centrale néerlandaise, Klaas Knot, « la défense est actuellement plus importante que la comptabilité » ; car sans défense et sans paix, il n’y a pas d’indice des prix à la consommation.
Mais les implications de cette approche seraient profondes. En effet, le fait de se concentrer sur cet aspect du mandat de la BCE fournit une justification pour maintenir les taux si – ou quand – les dépenses existentielles de défense commençaient à influer sur le niveau des prix. En définitive, cela soutient l’idée d’une coordination budgétaire et monétaire pour la défense de la zone euro.
Enfin, pour contourner les contraintes nationales, il convient d’augmenter les emprunts au niveau européen, avec un remboursement prévu dans le cadre du budget européen. L’instrument SAFE, proposé par la Commission, qui pourrait offrir jusqu’à 150 milliards d’euros de prêts concessionnels aux États membres, représente un pas significatif dans cette direction.
L’endettement commun est devenu une option beaucoup plus attrayante au cours des cinq dernières années. La Commission européenne est, désormais, l’une des plus grandes émettrices de dette publique de l’UE, bénéficiant d’une notation AAA et pilotant un bureau de gestion de la dette sophistiqué. Les traités prévoient également une garantie de remboursement de la dette de l’UE à l’article 323 du TFUE, qui impose aux institutions de l’UE de « [veiller] à la disponibilité des moyens financiers permettant à l’Union de remplir ses obligations juridiques à l’égard des tiers. » Seuls quatre États membres bénéficient de coûts d’endettement inférieurs à ceux de l’UE, ce qui rend l’endettement commun particulièrement intéressant.
En outre, la BCE pourrait offrir le même soutien à la dette commune européenne que celui qu’elle offre aux émetteurs souverains. La dette de l’UE fait en effet partie du panier de garanties « haircut 1 » de la BCE, et pourrait donc être incluse dans toutes les facilités d’achat d’actifs ou de refinancement concessionnel. Cela pourrait ouvrir de nouvelles capacités de financement particulièrement importantes.
En bref, la BCE dispose d’une diversité d’options possibles pour soutenir l’effort de mobilisation européen. Mais cela nécessite une action volontaire de la part de la BCE, de la CJUE et de la Commission ; ainsi que le soutien des responsables politiques.
Will Bateman & Lukas Spielberger
Cet article a été traduit de l’anglais.

Will Bateman est professeur de droit monétaire et de droit constitutionnel, ainsi que vice-doyen de la Recherche à la Australian National University. Son travail porte sur la dimension légale des marchés financiers, des institutions économiques et de l’administration publique. Sa thèse, réalisée à l’Université de Cambridge, s’intéressait à l’histoire des finances publiques dans les pays de langue anglaise. Il est diplômé de Cambridge et de la Australian National University.

Lukas Spielberger est chercheur au Centre pour la sécurité, la diplomatie et la stratégie de la Vrije Universiteit Brussel, où il s’intéresse à l’autonomie stratégique de l’Union européenne en matière de finance internationale. Il a réalisé sa thèse à l’Université de Leiden, et est diplômé de l’Université de Twente, de LSE et du College of Europe.
Image : Yi Taek-gyun, Livres et accessoires de lettrés, fin du XIXe siècle, paravent à dix panneaux, encre et peinture sur soie, 197 x 395 cm.
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