L’austérité est de retour. L’Union européenne vient de convenir d’un nouvel ensemble de règles budgétaires strictes. En Allemagne, le « frein à l’endettement » est plus contraignant que jamais et en France, le gouvernement annonce de nouvelles économies. Dans un récent rapport de Bruegel, Maria Demertzis, David Pinkus et Nina Ruer s’opposent à cette évolution et appellent au contraire à plus d’investissements : « La capacité de l’Union Européenne à atteindre ses objectifs à long terme […] dépendra de manière cruciale de combien elle investit et dans quoi elle investit ». Cette affirmation prend encore plus d’importance si l’on considère que le financement du Next Generation EU cessera en 2026, augurant un débat sur les alternatives pour combler le déficit d’investissement de l’UE. Les auteurs recommandent donc la création d’un fonds permanent, l’European Strategic Investment (ESI), pour assurer un financement stable des investissements clés vers les objectifs stratégiques de l’Union. Cette note résume les principaux arguments et recommandations du rapport.
De grandes ambitions et de petits moyens
Au début du rapport, Demertzis et al. rappellent les objectifs à long terme que l’UE s’est fixée et les regroupent en cinq catégories : autonomie stratégique ouverte et compétitivité, transition jumelle (numérique et environnementale), résilience et cohésion économique et territoriale, sécurité et valeurs européennes, et marchés ouverts et multilatéralisme. Ces objectifs ambitieux ne sont pas gratuits et nécessitent des investissements substantiels pour être atteints. Un minimum de 481 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an jusqu’en 2030 serait nécessaire rien que pour la transition verte et numérique. En l’absence d’une union des marchés de capitaux, une part substantielle des projets à long terme les plus risqués devra être financée avec de l’argent public.
Cependant, le pouvoir de dépense total de l’UE est limité à 257 milliards d’euros par an, ce qui signifie que même si l’intégralité du budget était consacrée à la transition, cela ne suffirait pas à combler le déficit d’investissement. Les finances publiques des États membres sont donc nécessaires pour atteindre nos objectifs stratégiques. Toutefois, deux tiers des pays de l’UE vont présenter un niveau d’endettement supérieur à 60 % ou un déficit supérieur à 3 % en 2024, les soumettant à un ajustement budgétaire ambitieux dans les années à venir comme demandé par le cadre budgétaire réformé (voir notre article dans Alter Eco).
Compte tenu de l’inégal espace budgétaire des Etats membres, les auteurs soutiennent que seul des financements nouvellement créés au niveau de l’UE peuvent garantir que tous les États membres avancent de façon commune dans la réalisation des objectifs stratégiques. Demertzis et al. soulignent que la création de nouvelles ressources propres est une opportunité, puisqu’elles seront nécessaires pour commencer à rembourser la dette accumulée pour les investissements du Next Generation EU (voir notre note). Par exemple, ils mentionnent le système d’échange de quotas d’émission et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, mais aussi la possibilité d’une taxe sur les cryptomonnaies ou sur les transactions financières. Un effet secondaire de flux de revenus plus permanents serait des conditions plus favorables pour une future émission de dette commune, puisque la dette de l’UE serait actuellement toujours cotée à une prime au-dessus de ses fondamentaux.
Ce que font les investissements publics à l’économie
Les auteurs ont passé en revue la littérature sur les effets des investissements publics sur l’économie : il y a un consensus scientifique sur un effet multiplicateur positif de ces investissements. Cela signifie que l’investissement public est favorable à la croissance économique, car il peut mobiliser ou attirer des investissements privés, améliorer la productivité grâce à une meilleure infrastructure, stimuler l’innovation et renforcer le niveau d’éducation de la population. La taille exacte de ce multiplicateur dépend cependant de multiples facteurs liés à la nature des investissements et à l’état de l’économie. Une étude évoquée dans le rapport [1] trouve un multiplicateur plus important pour les investissements verts, tandis qu’une autre [2] souligne le potentiel des investissements en recherche et développement public, particulièrement dans les projets dits moonshot comme la mission Apollo des États-Unis. Un succès cité dans le rapport est le cas du Fonds européen pour les investissements stratégiques (EFSI) mis en place en 2015 pour combler le déficit d’investissement de l’Union Européenne et stimuler la croissance économique et la création d’emplois. Grâce aux prêts garantis par le budget de l’UE et aux ressources de la Banque européenne d’investissement, il a réussi à mobiliser 500 milliards d’euros de capitaux privés avec un budget de seulement 33,5 milliards d’euros.
De plus, les investissements publics peuvent être cruciaux pour stabiliser l’économie en période de récession et après des chocs. La facilité pour la reprise et la résilience (FRR) de l’UE est également citée comme exemple dans le rapport car elle a soutenu les investissements dans la transition verte et numérique après la pandémie de COVID. La FRR a soutenu la poursuite des objectifs à long terme de l’UE, allégé la charge sur les budgets nationaux et permis aux pays de mieux résister à l’important ralentissement économique. Dans une analyse approfondie des initiatives passées de l’UE pour financer des projets à long terme, les auteurs notent une discontinuité dans les outils financiers employés pour atteindre ces objectifs, les programmes ne durant généralement pas plus de sept ans (souvent entre trois et cinq ans). De plus, diverses institutions gèrent différents programmes, ce qui pourrait nuire à une coordination efficace, conduisant à de l’ambiguïté et à des objectifs qui se chevauchent.
Considérant l’impact positif de l’investissement public et les besoins de dépenses pour atteindre les objectifs à long terme de l’UE, Demertzis et al. proposent la création d’un fonds dédié et permanent pour les investissements stratégiques européens. La permanence d’un tel fonds pourrait surmonter les incertitudes associées au caractère sporadique des programmes d’investissement européens actuels et marquerait une étape décisive pour créer les moyens nécessaires permettant à l’UE de répondre au rôle qu’elle s’est attribué.
Les investissements stratégiques européens
Comment définir les European strategic investments (ESI) ? Selon la définition de travail des auteurs, « les investissements, définis comme la formation brute de capital fixe, réalisés au niveau national ou de l’UE sont des ESI s’ils sont cohérents avec les objectifs et priorités à long terme de l’UE ». Tous les ESI ne doivent pas nécessairement être financés par l’UE, le secteur privé ou les pays de l’UE pouvant également prendre l’initiative. « La décision de (co-)financer certains de ces ESI au niveau de l’UE exige en outre que ces investissements soient des biens publics européens (BPE). Cela signifie qu’il y a une valeur ajoutée à poursuivre l’investissement au niveau de l’UE plutôt qu’exclusivement au niveau des États membres ».
D’après cette définition, un investissement doit fournir un bien public européen et être stratégique pour être considéré comme un ESI. Demertzis et al. précisent que la fourniture d’un bien public européen répond à (1) une défaillance du marché dans le secteur privé et (2) une incapacité des Etats membres à le fournir suffisamment par eux-mêmes. Pour être éligible au financement des ESI, la fourniture du bien public devrait apporter une valeur ajoutée telle que des économies d’échelle, des retombées transfrontalières ou bénéficier à l’UE en tant qu’entité politique. Les auteurs énumèrent six domaines où les investissements pourraient fournir des biens publics au niveau de l’UE : la transition numérique, la transition verte et énergétique, la transition juste, l’approvisionnement en matières premières, la sécurité et la défense, et la santé publique. Une fois les gains d’efficacité identifiés, l’Union devrait prioriser les investissements en accord avec ses objectifs à long terme afin qu’ils restent cohérents avec sa vision stratégique malgré la présence de multiples crises. Des exemples d’ESI incluent des investissements dans les infrastructures énergétiques transfrontalières (centrales électriques, réseaux électriques, etc.) ou les infrastructures de transport (chemins de fer internationaux, ports, etc.).
La mise en place des ESI devrait s’accompagner d’une gestion améliorée des investissements publics. Selon une analyse citée [3] dans le rapport, environ 30 % des ressources sont perdues dans le processus de gestion des investissements publics. S’appuyant sur la littérature académique sur la gestion des investissements publics, Demertzis et al. suggèrent quatre domaines d’amélioration de la gestion de ces investissements : la planification, la budgétisation, la mise en œuvre et le suivi, et l’évaluation ex post. Pour une évaluation efficace des investissements, des objectifs mesurables et basés sur les résultats devraient être inclus dès la phase de conception de la politique. Le rôle de l’évaluation efficace a également été souligné par Xavier Jaravel dans une interview avec l’Institut Avant-garde, où il ajoute que les évaluations doivent se concentrer davantage sur l’établissement de relations de causalité et avoir un impact immédiat sur le déploiement des fonds.
Conclusion
Le rapport de Bruegel représente une contribution importante pour contrer un certain discours austéritaire. Il met en évidence de manière claire les problèmes du système d’investissement actuel de l’UE, allant d’un large déficit d’investissement à un manque de continuité dans le financement, en passant par une absence de standardisation et d’évaluation. Reconnaissant le besoin urgent d’un changement fondamental dans la façon d’investir en Europe, Demertzis et al. suggèrent de se concentrer sur les investissements publics et d’établir un mécanisme permanent pour financer les investissements stratégiques européens. Leur examen rigoureux de l’expérience de l’UE aboutit à des recommandations sur la manière dont les fonds existants peuvent être orientés vers les ESI, montre que la Banque Européenne d’Investissement serait un gestionnaire approprié du fonds, et plaide pour la création de nouveaux outils de financement. De nouvelles ressources propres pourraient rembourser la dette du Next Generation EU et, à moyen terme, financer de manière permanente les ESI tout en améliorant les conditions pour l’émission de dettes supplémentaires au niveau de l’UE.
Jonas Kaiser
Notes
Image : Piet Mondrian, Composition in colour A, 1917, huile sur toile, 50,3 x 45,3 cm, Kröller-Müller Museum.
[1] Batini, N., Di Serio, M., Fragetta, M., Melina, G., & Waldron, A. (2022). Building back better: How big are green spending multipliers? Ecological Economics, 193, 107305.
[2] Afonso, A., & Rodrigues, E. (2023). Is public investment in construction and in R&D, growth enhancing? A PVAR approach. Applied Economics, 1–25.
[3] Baum, A., Mogues, T., & Verdier, G. (2020). Getting the Most from Public Investment. In G. Schwartz, M. Fouad, T. Hansen, & G. Verdier (Eds.), Well Spent: How Strong Infrastructure Governance Can End Waste in Public Investment. International Monetary Fund.