D’après les dernières estimations de Climate Action Tracker [1], si rien n’est fait, le réchauffement devrait atteindre 2,7 degrés à l’horizon 2100. Celui-ci aurait un coût économique non négligeable, mais qu’il est très difficile d’estimer : la perte de PIB à cet horizon serait comprise entre 7 % et 23 % d’après le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz. Face à l’ampleur de ce coût et pour éviter le réchauffement, comment faire en sorte que les actions annoncées ne manquent pas d’ambition ? Les émissions CO2 peuvent être considérées comme une ressource épuisable si l’on veut éviter un certain niveau de réchauffement, mais un problème classique dans l’économie des biens communs apparaît alors : chacun (pays, générations, entreprises, etc.) a intérêt à surexploiter cette ressource tant qu’il en a la possibilité sans s’occuper des conséquences pour le bien commun et les générations futures. Les grands voyageurs continuent de prendre l’avion, les conducteurs rachètent une voiture diesel, les entreprises renouvellent leur contrat de gaz, etc. Comment l’éviter ?
Du budget carbone à la dette climatique
Résoudre ce problème de coordination demande la mise en place d’un mécanisme de régulation visant à internaliser le coût de cette surexploitation. Cela passe d’abord par un exercice de quantification : que doit-on faire ? C’est l’exercice réalisé par le GIEC et des organisations telles que le Global Carbon Project. Si nous voulons limiter le réchauffement à 1,5° d’ici 2050 avec une probabilité de 50 %, nous ne pouvons émettre collectivement plus que 500 Gt de CO2 [2].
Il y ensuite une question de répartition : qui doit faire quoi ? Il existe de multiples façons de répartir l’effort à mener par pays ou individu : de façon uniforme, en fonction des émissions actuelles, de la capacité à décarboner, du poids historique dans les émissions, etc. Quelle que soit la voie choisie, on peut alors construire un budget carbone par pays ou individu : fixer un stock d’émission qui ne peut être dépassé sur une période donnée, matérialisant l’effort nécessaire si l’on veut atteindre nos objectifs climatiques.
Tout surplus d’émissions par rapport à une trajectoire crédible de gestion de ce budget aura un bénéfice économique immédiat, acheter une voiture à essence est moins cher qu’une voiture électrique aujourd’hui par exemple, mais un coût climatique et économique dans le futur (plus de réchauffement). On peut alors comprendre ce surplus comme une « dette » s’accumulant peu à peu, et on peut même lui donner une valeur financière. Mesurer cette dette permet de donner une solution au problème de coordination mis en valeur plus tôt en quantifiant le coût à notre inaction climatique. Il permet aussi de rendre plus visible l’arbitrage entre mitigation aujourd’hui et adaptation dans le futur.
Genèse de la notion de dette écologique
Comment est née cette notion ? Au début des années 1990, des ONG sud-américaines ont promu l’idée de dette écologique dans le but de sensibiliser le public aux dommages écologiques historiques et actuels subis à cause de la surconsommation des biens et de la destruction des écosystèmes par les pays industrialisés. Cela permettait de renverser la logique traditionnelle de débiteur-créancier entre le Sud et le Nord global, en plaçant le Nord en tant que débiteur vis-à-vis du Sud.
Le concept de dette climatique est issu du concept de dette écologique, mais se concentre sur les coûts économiques et climatiques liés spécifiquement au changement climatique [3]. Cette notion a été adoptée par les pays en développement lors des négociations climatiques, avec par exemple la déclaration officielle de la Bolivie en 2010 à la suite de la conférence de l’United Nations Framework Convention on Climate Change à Copenhague.
Le concept de dette climatique est fortement lié à une question de justice. Elle peut être envisagée sous un angle géographique et intertemporel, comme le résume Paredis (2009) : « Lorsque le Nord nuit et surexploite les services et biens écosystémiques mondiaux […], une partie de cette surconsommation est redevable au Sud, tandis qu’une autre partie constitue une dette envers les générations futures ».
Au-delà de ces discussions, des travaux récents ont cherché à quantifier la dette climatique pour certains pays, mais le sujet de l’attribution de la responsabilité du changement climatique n’a rien d’évident. Il est resté au centre des analyses (voir par exemple Clements et al., 2023 ou Rickels et al., 2023). L’un des papiers les plus exhaustifs sur cette question a été publié par l’OFCE (Gueret et al., 2018). Il donne une estimation de la dette climatique alarmante, bien que surmontable : elle serait pour l’Union européenne autour de 50 % du PIB pour l’objectif de +2°C et de 120 % du PIB pour l’objectif de +1,5°C [4].
Notre analyse se rapproche de Gueret et al. (2018), en nous concentrant sur le coût futur des politiques de décarbonation et non pas à l’attribution d’une responsabilité historique. Afin d’éviter toute confusion, nous utilisons donc le terme de « dette climatique » plutôt que le terme de « dette écologique », principalement utilisé dans le domaine de la justice environnementale et climatique.
Comment mesurer la dette climatique ?
Pour mesurer la dette climatique d’une entité donnée, il faut plusieurs ingrédients :
- Un horizon temporel ;
- Un objectif de décarbonation à cet horizon ;
- Une chronique d’émission de CO2 cohérente avec cet objectif ;
- Une clé permettant de donner une valeur financière à l’écart à ce scénario idéal, c’est-à-dire le prix du carbone ;
- Un taux d’actualisation pour mieux prendre en compte ce que l’on doit aux futures générations.
On peut alors définir la dette climatique telle que le fait par exemple le Rapport Pisani-Ferry – Mahfouz en 2023. La dette climatique est le cumul de la valeur financière des écarts annuels d’émissions par rapport à une cible choisie (la neutralité carbone en 2050 pour Pisani-Ferry – Mahfouz) pour une année t et une année initiale \alpha (correspondant au début du scénario), elle peut donc s’écrire ainsi :
C_t=\sum^t_{n=\alpha}p_n.[E_n-\tilde{E}_n].(1+h)^{t-n}
Où C_t est la dette climatique à l’année t, p_n est le coût social du carbone à l’année n, h le coefficient d’actualisation, E_n sont les émissions carbones à l’année n et \tilde{E}_n le budget d’émissions pour cette même année.
Dans cette définition, le coût social du carbone permet de donner une valeur monétaire aux écarts à notre cible d’émission lors d’une année donnée. La mesure de ce coût varie alors en fonction de ce que l’on souhaite que représente la dette climatique. Cela dépend du prix du carbone, qui peut être :
- Le prix du carbone nécessaire pour atteindre nos objectifs de décarbonation, ce que le rapport Quinet de 2019, qui a fixé la valeur du carbone pour la France, appelle « l’approche coût investissement ». Dans ce cas, la dette climatique peut se comprendre comme le cumul des investissements manqués pour atteindre la neutralité carbone à un certain horizon. A noter qu’on peut mesurer ce cumul en quantifiant directement, et une par une, les dépenses encourues dans le cas d’une politique de décarbonation idéale (le coût des rénovations thermiques, du renouvellement de la flotte automobile, etc.). En théorie, dans l’approche coût investissement, si les investissements sont réalisés quand leur coût d’abattement est égal au prix du carbone alors les approches macro et micro devraient se rejoindre.
- Le coût des dommages économiques et de bien-être associés au surplus d’émission d’une année donnée, ce que le rapport Quinet appelle « l’approche coût-bénéfice ». Ce prix est plus difficile à estimer car les dommages liés au changement climatique sont incertains mais il rapproche la dette climatique d’une véritable mesure de dette dans le sens où l’approche coût investissement ignore une partie des coûts (notamment les coûts d’adaptation et les pertes de bien être non monétarisés).
Le taux d’actualisation permet quant à lui d’actualiser la valeur des émissions présentes pour les générations futures. Il mesure en quelque sorte ce que l’on doit au futur. Le rapport Quinet retient une valeur de 4,5 %. A moyen et long terme, le coefficient d’actualisation dirige aussi la croissance du coût du carbone. Le carbone étant une ressource rare, on applique la règle de Hotelling : un propriétaire rationnel cherchant à maximiser le profit total sur la durée de vie d’une ressource non renouvelable doit faire augmenter son prix au même taux que le taux d’intérêt réel (donc ici le taux d’actualisation).
Utilisation de la dette climatique
A quoi peut bien servir alors la dette climatique ? Elle permet surtout d’internaliser le coût social de l’écart à nos objectifs de décarbonation. Cette question fera l’objet d’une étude plus approfondie, mais nous pouvons esquisser quelques pistes. En fonction des paramètres choisis pour mesurer la dette climatique, différentes utilisations pourront en être faites.
On peut lui donner dans un premier temps un rôle plutôt positif :
- Ex post, en tant que bilan sur une période donnée, elle donne une approximation du coût de notre inaction climatique. Si les investissements nécessaires avaient été faits pendant cette période et avant, nous aurions pu éviter un certain coût. En France, il est possible par exemple de la mesurer en se servant de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), ce qui autorise même une dissociation par secteur d’activité et région [5].
- Ex ante, à court et moyen terme, elle donne une approximation des efforts à fournir sur une période donnée. Encore une fois à partir de la SNBC, elle peut alors servir de contexte pour une programmation pluriannuelle des investissements de transition. Le Projet de Loi de Finances 2024 a ouvert justement cette possibilité : le gouvernement va désormais devoir expliciter chaque année, avant l’examen du projet de loi de finances, sa stratégie pluriannuelle de financement de la transition et la mettre en discussion.
Mais la dette climatique peut jouer un rôle plus normatif et performatif, notamment si elle s’inscrit dans un cadre européen :
- Les cadres budgétaires existants, et ceux en discussion, pourraient avoir pour conséquence d’empêcher certains pays d’investir autant qu’il est possible dans la transition écologique. Une publication récente de la New Economic Foundation [6] avance par exemple que seulement quatre pays européens (l’Ireland, la Suède, le Danemark et la Lituanie) étaient en mesure de faire les investissements nécessaires sans aller à l’encontre du Pacte de Stabilité et de Croissance actuel. La dette climatique pourrait alors soit être utilisée pour verdir les règles budgétaires en discussion ou bien être à la base d’une stratégie de cantonnement de la dette climatique encourue dans le contexte de nos politiques de décarbonation.
- Mesurée au niveau européen, elle donne aussi un ordre de grandeur utile pour calibrer les programmes européens de décarbonations. Par exemple pour évaluer si les revenus du Mécanisme et système d’échange de quotas d’émission de l’UE sont à la hauteur de nos ambitions.
Ces exercices sont évidemment périlleux et c’est pourquoi nous évoquons pour l’instant seulement des premières pistes avant de sortir un rapport plus approfondi dans les mois à venir. Tout d’abord, le fait qu’une mesure de dette climatique ait une valeur monétaire ne signifie pas qu’elle est assimilable directement à la dette financière. Pour cela, il faut avant tout déterminer dans quelles conditions dette climatique et dette financière sont fongibles. Ensuite, comme évoqué plus haut, la mesure de la dette climatique repose sur des hypothèses fortes sur le coût du carbone, sur des scénarios de décarbonation qui peuvent ne pas être forcément comparables entre les pays et, quand elle est prospective, sur des trajectoires d’émissions qui peuvent être difficiles à estimer.
L’Institut Avant-Garde s’apprête à lancer un groupe de travail autour de la dette climatique et ses utilisations concrètes, nous espérons pouvoir déminer le terrain et ouvrir la voie à une utilisation plus large de ce concept.
Cyprien Batut & Jonas Kaiser
Image : Vassily Kandinsky, Gelb-Rot-Blau, 1925.
Notes
[1] https://climateactiontracker.org/global/temperatures/
[2] IPCC, 2023, Climate Change 2023: Synthesis Report. Contribution of Working Groups I, II and III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change.
[3] Elle se décline en deux formes : la dette d’émissions, liée aux émissions excessives historiques et actuelles par habitant, et la dette d’adaptation, résultant de la contribution disproportionnée aux effets du changement climatique, obligeant les pays en développement à s’adapter aux impacts et aux dommages croissants liés au climat. Cette approche permet de mettre en lumière les responsabilités différenciées des pays dans la crise climatique actuelle.
[4] Compte tenu des importantes incertitudes dans les estimations, les chiffres varient de 20 % à 200 % du PIB en fonction du scénario, mais demeurent substantiels dans tous les cas.
[5] Nous avons pour projet de sortir une premier exemple de cet approche très prochainement.
[6] Sebastian Mang & Dominic Caddick, Beyond the bottom line. How green industrial policy can drive economic change and speed climate action, Report New Economic Forum, Avril 2023.
Références
Clements, R., Alizadeh, T., Kamruzzaman, L., Searle, G., & Legacy, C. (2023). A systematic literature review of infrastructure governance: Cross-sectoral lessons for transformative governance approaches. Journal of Planning Literature, 38(1), 70-87.
Gueret, A., Malliet, P., Saussay, A., & Timbeau, X. (2018). Une évaluation exploratoire de la dette climatique. OFCE Policy brief, (44), 1-9.
Paredis, E. (2009). The concept of ecological debt: its meaning and applicability in international policy. Academia Press.
Pisani-Ferry, J., & Mahfouz, S. (2022). L’action climatique: un enjeu macroéconomique. La note d’analyse de France Strategie, 114(9), 1-19.
Quinet, A., Bueb, J., Le Hir, B., Mesqui, B., Pommeret, A., & Combaud, M. (2019). La valeur de l’action pour le climat. France stratégie, 3624-3648.
Rickels, W., Meier, F., & Quaas, M. (2023). The historical social cost of fossil and industrial CO2 emissions. Nature Climate Change, 13(7), 742-747.