La table ronde organisée par le Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po le 13 novembre dernier visait à mieux définir le concept de « sobriété », en le confrontant à celui d’« austérité ». Trois tribuns ont pris la parole : Colin Hay, chercheur au CEE qui a longuement étudié les transformations des États-providence européens et l’influence d’idées telles que l’austérité ; Ulrike Lepont, chercheuse du CNRS associée au CEE, qui propose une analyse sociologique des politiques d’investissement public ; et enfin, notre co-fondatrice, Clara Leonard, qui a présenté les dernières idées de l’Institut.
La notion de « sobriété » s’est immiscée dans le débat public à l’occasion de la crise énergétique causée par l’invasion russe de l’Ukraine. La table-ronde De l’austérité à la sobriété ? avait pour objectif de conceptualiser son rôle dans l’orientation des politiques publiques. Elle visait également à questionner le rapport qu’elle entretient avec l’idée d’« austérité » qui, elle, domine le champ de l’action publique depuis plus de dix ans. Alors que les besoins d’investissement se sont accrus pour assurer la transition écologique tout en protégeant nos modèles sociaux, il est crucial de saisir les enjeux posés par ces deux notions et leurs implications pour l’orientation des dépenses publiques.
La sobriété est-elle différente de l’austérité ?
Selon Ulrike Lepont, la sobriété désigne un modèle de politique publique reposant sur la réduction volontaire de la consommation privée ou individuelle. En ce sens, la sobriété semble différer de l’austérité, qui concerne, elle, la réduction de biens et de dépenses publiques et qui s’impose aux citoyens au nom de la soutenabilité de la dette.
Cependant, lorsque le concept de sobriété est mobilisé comme levier principal de politiques de transition écologique et énergétique à l’échelle de la société, il a pour effet d’éluder les investissements nécessaires pour atteindre un tel objectif. La société est alors présentée comme pouvant être rendue plus sobre par des ajustements individuels volontaires, sans avoir recours à des mesures collectives contraignantes ou à des investissements publics d’ampleur.
Au cours des discussions, la différence entre austérité et sobriété apparaît donc moins évidente, relevant plutôt d’une stratégie narrative. La sobriété est surtout utilisée, selon Ulrike Lepont, comme un outil de communication politique car elle invoque un modèle de transition ne nécessitant pas de dépense publique d’envergure mais dont la dimension volontaire permet d’échapper à l’évocation de la contrainte associée à l’austérité. Il parait néanmoins clair que ce narratif risque de mener, de façon similaire à l’austérité, à une dépense publique insuffisante pour garantir une transition juste et à des retombées économiques qui pèseront en définitive sur les citoyens.
La sobriété peut-elle nous sortir du trilemme économique actuel ?
Clara Leonard de l’Institut Avant-garde a résumé le trilemme actuel auquel est confrontée la politique économique ; comment les pouvoirs publics peuvent-ils arbitrer entre l’augmentation des dépenses publiques nécessaires pour financer la transition, la préservation de nos modèles de protection sociale, et des niveaux d’endettement soutenables ? La sobriété comprise comme « petits gestes » n’est pas une manière de sortir de ce trilemme. En effet, elle ne peut pas simplement consister en des injonctions individuelles, à l’effet limité sans nouvelles infrastructures, mais en une adaptation collective qui nécessite des investissements significatifs.
« [La sobriété] ne peut être simplement comprise comme un objectif d’ajustement individuel ; elle doit être une adaptation collective, ce qui implique des coûts importants. »
Clara Leonard
La transition écologique, la sobriété collective et l’adaptation de nos modèles sociaux ne pourront être atteintes qu’au prix d’investissements publics conséquents. Établir ce constat a donné à l’Institut l’occasion de présenter quelques idées pour répondre à ce défi : jouer sur les mécanismes et propriétés de la dette pour financer les investissements, mieux répartir la facture entre acteurs publics et privés, et promouvoir la créativité en matière de politiques publiques en réexaminant, par exemple, les liens institutionnels qui les unissent.
L’austérité a-t-elle un avenir ?
Cette table-ronde a donc été l’occasion de se questionner sur l’avenir de l’austérité ou, plus généralement, sur l’avenir de la dépense publique. L’austérité, cet « impératif » d’action publique comme la décrit Colin Hay, a en effet dominé en Europe depuis la crise de 2008 et orienté une part significative des politiques publiques.
Pour Ulrike Lepont, nous avons déjà en parti quitté le monde de l’austérité puisque que des sommes importantes sont rendues disponibles pour certains investissements jugés profitables à long terme par les pouvoirs publics. Les dépenses restent cependant fortement limitées dans les domaines qui ne sont pas perçus comme productifs.
L’austérité semble même vouée à disparaître. Ce fut, en effet, un des points saillants de la présentation de Colin Hay, qui a soutenu que la prolifération inévitable de catastrophes naturelles et d’évènements climatiques extrêmes fera mécaniquement augmenter la dépense publique. La multiplication des crises ne permettra pas de conserver l’endettement public à des niveaux jugés soutenables sans adaptation conséquente de nos modèles économiques. Ainsi, en plus de la disparition annoncée de l’austérité, il évoque la possibilité de crises de la dette généralisées, dont on ne peut aujourd’hui mesurer les conséquences.
« L’austérité reste un problème aujourd’hui, mais c’est peu probable qu’elle en soit un demain. »
Colin Hay
Image : Fernand Léger, Le Grand déjeuner, 1921, huile sur toile, 74 × 92 cm, Museum of Modern Art de New York.