Written by 12h19 Croquis

Technopolitique – Le règne des règles budgétaires en Europe

Dans son nouveau livre, Gutes Geld, la co-fondatrice du Dezernat Zukunft, Philippa Sigl-Glöckner, ouvre la boîte noire de l’appareil technocratique qui régit aujourd’hui les règles de la dette en Allemagne et en Europe. Elle révèle comment la suprématie de l’objectif de la réduction de la dette prime sur tous les autres objectifs sociétaux. Mais aussi comment des questions profondément politiques sont externalisées grâce à des critères apparemment objectifs. Un changement de logique institutionnelle est nécessaire pour démêler le « techno » du « politique ». Des règles budgétaires raisonnables devraient être tournées vers l’avenir et viser une croissance inclusive et durable, tout en respectant les objectifs climatiques. Une limite de dette fixe, comme celle du frein à l’endettement allemand ou des critères de Maastricht, n’est pas compatible avec cet objectif.

 

La monnaie est un levier central pour les gouvernements afin d’atteindre des objectifs sociétaux en investissant et en dirigeant les ressources financières. Ces objectifs émergents de la compétition démocratique, où les partis politiques défendent leur vision de la société. Pour que ce système fonctionne efficacement, il est crucial que les partis au pouvoir disposent des moyens nécessaires pour tenir les promesses sur lesquelles ils ont été élus, afin qu’ils puissent ensuite être jugés sur les résultats qu’ils délivrent. Cependant, en pratique, c’est la réduction de la dette qui prévaut sur la réalisation des objectifs sociétaux.

Un exemple récent de cette tension s’est manifesté en Allemagne, où la coalition au pouvoir s’est effondrée en raison d’un différend budgétaire après que la Cour constitutionnelle a bloqué l’utilisation de 60 milliards d’euros provenant d’un fonds inutilisé issu de la lutte contre la pandémie pour financer des projets de décarbonation. Cette décision était une conséquence directe du frein à l’endettement allemand, une règle constitutionnelle qui impose des limites strictes à la dette que l’État peut contracter chaque année. Le jugement de la Cour souligne comment la politique budgétaire, au lieu d’être guidée par des besoins économiques ou sociétaux, est dictée par des règles, des règlementations et des lois purement techniques.

Cette approche technique de la politique budgétaire ne se limite pas à l’Allemagne. Au niveau de l’Union européenne, les critères de Maastricht imposent également une contrainte stricte aux États membres, les obligeant à maintenir leur niveau d’endettement en dessous de 60 % du PIB. Une analyse de soutenabilité de la dette, au cœur des règles budgétaires, projette les trajectoires de dette des pays de l’UE jusqu’en 2042 et fixe des trajectoires maximales de dépenses contraignantes afin de maintenir ou de réduire la dette conformément à l’objectif des 60 %. En conséquence, tant le frein à l’endettement allemand que les critères budgétaires de l’UE restreignent la flexibilité des gouvernements dans la mise en œuvre des politiques économiques qu’ils jugent nécessaires.

Ces exemples illustrent le concept de technopolitique : les décisions politiques ne sont pas prises sur la base de délibérations démocratiques, mais sont dictées par des critères techniques vraisemblablement objectifs. C’est le thème central du livre Gutes Geld de Philippa Sigl-Glöckner, où elle explore comment les règles technocratiques dominent la politique budgétaire et économique en Allemagne et en Europe. Sigl-Glöckner, co-fondatrice de notre think tank partenaire en Allemagne, Dezernat Zukunft, soutient que ces systèmes entravent la capacité des gouvernements à atteindre des objectifs sociétaux plus larges, tels qu’une croissance inclusive à long terme et l’action climatique.

Dans cette note, nous synthétisons ses principaux arguments en examinant comment les règles budgétaires technocratiques ont émergé, comment elles façonnent la politique économique en Allemagne et en Europe aujourd’hui, et pourquoi une remise en question fondamentale de ces contraintes est nécessaire pour permettre les investissements à long terme, la croissance inclusive et la résilience face au changement climatique.

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Le frein à l’endettement allemand

Depuis 2009, la Constitution allemande inclut le soi-disant « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), une règle budgétaire visant à limiter le gouvernement à contracter de nouvelles dettes. Introduit initialement en réponse aux préoccupations liées à la hausse de la dette publique – exacerbée par les coûts de la réunification et le chômage persistant – le frein à l’endettement visait à imposer une discipline budgétaire et à garantir que les dépenses actuelles ne pèsent pas sur les générations futures par des remboursements excessifs. En pratique, cependant, il est devenu une contrainte budgétaire rigide qui privilégie la réduction de la dette au détriment des investissements économiques et sociaux à long terme.

Le frein à l’endettement ne fixe pas une limite statique, mais établit des limites en fonction de l’état de l’économie. Il se compose de deux éléments principaux :

  1. Composant structurel : Le gouvernement fédéral est autorisé à contracter des dettes jusqu’à 0,35 % du PIB [1] (environ 15 milliards d’euros en 2024).  
  2. Composant conjoncturel : Un emprunt supplémentaire est autorisé lors des périodes de récession pour stabiliser la demande, tandis que des excédents sont requis lors des périodes de prospérité.

La théorie économique est intégrée dans les formules : restreindre l’emprunt public est supposé prévenir l’inflation. La logique sous-jacente est que si le chômage devient trop bas, les travailleurs acquièrent un pouvoir de négociation, ce qui pourrait déclencher une spirale salaires-prix et une inflation plus élevée. Par conséquent, le frein à l’endettement agit comme un « frein à l’inflation » en limitant le soutien à la demande lorsque le chômage atteint un niveau jugé « trop bas ».

La principale mesure utilisée pour déterminer si l’économie va bien ou non, et ainsi les limites d’emprunt est l’écart de production – la différence entre le PIB réel et un potentiel estimé. Ce PIB potentiel est en grande partie déduit du taux de chômage n’accélérant pas l’inflation (NAIRU [2]), un concept économique qui suppose un niveau naturel de chômage nécessaire pour maintenir la stabilité des salaires et des prix. Avec d’autres estimations du nombre potentiel d’heures de travail par personne, de la participation au marché du travail et de la productivité, le NAIRU détermine l’écart de production. Plus le NAIRU estimé est élevé, moins le gouvernement dispose de marge de manœuvre pour dépenser sans déclencher les restrictions du frein à l’endettement.

Comme le souligne Philippa Sigl-Glöckner, le NAIRU représente la taille d’un bouclier de protection humaine contre l’inflation. Une plus grande densité syndicale et un salaire minimum plus élevé entraînent un NAIRU plus élevé, et donc un bouclier de protection humaine plus grand pour éviter une inflation accrue, causée par des travailleurs exigeant des salaires plus élevés, ce qui pourrait conduire à une spirale salaires-prix. Pour l’Allemagne, par exemple, le NAIRU était de 3,2 % en 2024, tandis que le taux de chômage réel était de 3,3 %. Cela signifie que si le taux de chômage en Allemagne baisse un peu plus, le gouvernement devra économiser afin de rendre davantage de personnes sans emploi, pour éviter ce que le frein à l’endettement considère comme un facteur susceptible d’entraîner une inflation accélérée.

Ce mécanisme repose sur des hypothèses économiques qui sont loin d’être neutres. Un problème clé est que le NAIRU, qui sous-tend ces calculs, n’est pas basé sur une détermination scientifique précise du taux de chômage « naturel », mais reflète plutôt les tendances passées du marché du travail. Il n’est donc pas surprenant qu’une évaluation empirique réalisée par Heimberger et Kapeller (2017) ait révélé que les estimations du NAIRU ne sont pas principalement influencées par des facteurs structurels du marché du travail tels que la densité syndicale ou les allocations chômage, mais plutôt par des éléments conjoncturels comme les prix de l’immobilier. Cela suggère que le taux de chômage « naturel » supposé est davantage un artéfact statistique qu’une nécessité économique.

La méthodologie utilisée pour calculer le NAIRU est relativement rudimentaire : elle repose en grande partie sur la moyenne des taux de chômage passés. D’autres indicateurs économiques clés utilisés pour estimer la production potentielle – tels que les tendances de productivité et la participation à la force de travail – sont également basés sur des données historiques, ce qui soulève la question de savoir si, par exemple, la future participation des femmes au marché du travail devrait être orientée selon les moyennes passées. Cette approche crée un problème de « triple malentendu » :

  1. Objectifs politiques vs. hypothèses économiques : Alors que les décideurs politiques visent souvent le plein emploi, les modèles économiques sous-jacents aux règles budgétaires supposent un niveau de chômage nécessaire.
  2. Modèles économiques vs. méthodes statistiques : Le NAIRU, un concept théorique, est transformé en mesure empirique principalement en examinant les tendances historiques du chômage.
  3. Statistiques vs. résultats politiques : Étant donné que le NAIRU estimé est fortement influencé par les moyennes passées, le NAIRU de l’Allemagne a été estimé à plus de 8 % pendant la majeure partie des années 2000, bien qu’il soit très peu probable qu’un chômage plus faible ait provoqué une flambée de l’inflation.

Ce système limite considérablement le rôle de la politique budgétaire active dans la configuration de l’économie. Les investissements dans l’éducation, les infrastructures ou les politiques sociales, qui pourraient améliorer la productivité à long terme, n’influencent pas le calcul de la production potentielle [3]. De même, les réformes du marché du travail, telles que l’abaissement de l’âge de la retraite ou l’amélioration des programmes de formation professionnelle, ne sont pas directement prises en compte dans les estimations de l’écart de production. Cela entraîne un cadre de politique budgétaire qui est tourné vers le passé, renforçant les structures économiques existantes plutôt que permettant aux gouvernements de façonner activement la croissance future.

Le frein à l’endettement transforme des décisions profondément politiques – comme le taux de participation des femmes sur le marché du travail ou quel niveau d’emploi est souhaitable – en contraintes techniques apparemment objectives. En pratique, il enferme l’Allemagne dans une position où la réduction de la dette prime sur tous les autres projets et initiatives sociétaux.

La techno dans les règles budgétaires de l’UE

Le frein à l’endettement de l’Allemagne n’est pas un cas isolé, mais reflète une approche plus large de la politique budgétaire en Europe. Au niveau de l’UE, les critères de Maastricht et le Pacte de stabilité et de croissance imposent des contraintes strictes sur la dette publique et les déficits. Ces règles visent à assurer la discipline budgétaire en exigeant que les États membres maintiennent leur niveau d’endettement en dessous de 60 % du PIB et leur déficit annuel en dessous de 3 %.

Tout comme le frein à l’endettement allemand, ces règles budgétaires s’appuient sur des modèles économiques qui estiment le niveau d’endettement qu’un pays peut soutenir sans déstabiliser son économie. Cependant, ces modèles souffrent de défauts méthodologiques similaires : ils se fondent sur des tendances passées plutôt que sur les besoins économiques futurs. Dans des cas extrêmes, ils peuvent produire des résultats absurdes, comme l’estimation du NAIRU de l’Espagne à 16 % entre 2011 et 2015, conséquence directe du chômage élevé dans le secteur de la construction après la crise financière, qui a artificiellement augmenté les moyennes historiques.

Ces contraintes budgétaires limitent la capacité des gouvernements à réagir aux crises économiques, à investir dans la croissance à long terme ou à soutenir les services publics essentiels. En conséquence, les priorités économiques ne sont pas définies par des processus démocratiques, mais par des formules rigides qui privilégient la réduction de la dette avant tout.

Le ratio d’endettement : un indicateur malavisé

Au cœur du cadre budgétaire de l’UE et du frein à l’endettement de l’Allemagne se trouve le ratio dette/PIB, principal indicateur de la soutenabilité économique. Selon les critères de Maastricht, la dette publique ne doit pas dépasser 60 % du PIB, ou à défaut, les pays doivent démontrer une trajectoire claire de réduction de cette dette.

Cette approche repose sur la dette brute, sans distinction quant à son utilisation. Qu’un gouvernement emprunte pour construire un réseau ferroviaire à grande vitesse ou pour couvrir des dépenses à court terme, ces deux types d’endettement sont comptabilisés de la même manière. Cela signifie que même les investissements productifs, susceptibles de stimuler la croissance à long terme, sont soumis aux mêmes restrictions que des dépenses inefficaces.

Un ratio d’endettement fixe limite de fait la taille de l’État. Qu’il s’agisse d’étendre les infrastructures, d’investir dans l’éducation ou la décarbonation, toute augmentation des dépenses publiques doit être compensée ailleurs pour rester dans les limites de la dette. Autrement dit, le ratio d’endettement ne se contente pas de freiner les déficits – il restreint le rôle même de l’État dans le développement économique et social. Ironiquement, il aboutit au problème qu’il prétend éviter : des avantages à court terme au détriment de la croissance économique à long terme. Un exemple frappant est la politique d’austérité menée par l’Allemagne dans les années 1990 pour ramener sa dette sous la barre des 60 %, malgré un chômage élevé et une croissance faible, ce qui lui a valu le surnom de « l’homme malade de l’Europe ».

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Les négociations du traité de Maastricht

Comment le ratio d’endettement est-il devenu la pierre angulaire de la politique budgétaire européenne et allemande ? Une analyse des négociations autour du traité de Maastricht montre qu’il ne s’agissait ni d’une décision mûrement réfléchie ni d’un choix fondé sur des principes économiques solides.

Dans les années 1980 et au début des années 1990, le ratio d’endettement n’était pas l’indicateur budgétaire de référence en Europe. L’Allemagne défendait initialement une approche fondée sur la « règle d’or », qui aurait permis l’endettement pour financer des investissements. Cependant, au fil des négociations, le ratio d’endettement a émergé comme un critère politiquement acceptable, bien que peu pertinent : il était simple à mesurer, à surveiller et à faire respecter.

Malgré cela, le seuil des 60 % n’a fait l’objet d’aucun débat approfondi. À l’époque, la plupart des pays européens affichaient une dette largement inférieure à ce niveau, ce qui le rendait peu contraignant en apparence. Le Royaume-Uni, sous Margaret Thatcher, s’opposait fermement aux règles strictes sur les déficits, mais se préoccupait peu des limites sur la dette. Cette absence de résistance a permis l’adoption du ratio d’endettement sans véritable justification économique.

L’origine de cette règle remonte à un rapport du Comité monétaire, qui reconnaissait lui-même l’arbitraire de l’établissement d’un seuil universel de dette et son lien avec une limitation de la taille de l’État :

« Il serait extrêmement difficile en cette matière de fixer une limite supérieure acceptable – par exemple en relation avec le produit intérieur brut – et qui soit valable universellement. La question de savoir si un déficit est ou non excessif doit rester une affaire de jugement fondé sur des critères objectifs […] il conviendrait de tenir compte des fonctions attribuées au secteur public, qui diffèrent d’un pays à l’autre. »

Néanmoins, le ratio d’endettement a été formalisé dans les critères de Maastricht, non pas parce qu’il représentait la meilleure mesure de la santé budgétaire, mais parce qu’il était politiquement opportun. Son adoption finale s’est faite sans réel enthousiasme : seuls 7 des 12 États membres ont voté en sa faveur. Cependant, en l’absence d’une meilleure alternative, il est devenu la règle par défaut. Comme l’a résumé Philippa Sigl-Glöckner : « L’idée la plus dangereuse que personne n’a jamais eue. »

L’impact de Maastricht sur le frein à l’endettement en Allemagne

L’Allemagne disposait d’une règle d’endettement depuis 1949, mais celle-ci offrait une plus grande flexibilité. Dès 1969, l’emprunt était explicitement autorisé pour financer des investissements et préserver l’équilibre économique général. Toutefois, en pratique, la définition de cet « équilibre économique » restait floue. Les économistes pouvaient-ils réellement déterminer l’état normal de l’économie ou son potentiel de production ? En 1990, le gouvernement lui-même admettait que cette évaluation n’était pas fiable d’un point de vue scientifique.

Le traité de Maastricht a changé la donne. Plutôt que de s’engager dans des débats complexes sur l’équilibre économique, les décideurs disposaient désormais de deux indicateurs simples : une dette publique inférieure à 60 % du PIB et un déficit limité à 3 %. Ces seuils étaient puissants sur le plan politique et communicationnel. Bien que ni les économistes ni les responsables politiques n’aient jamais trouvé le ratio d’endettement réellement convaincant, sa simplicité en faisait un outil efficace pour l’opposition, qui pouvait ainsi faire pression sur le gouvernement au nom de la discipline budgétaire.

Avec le temps, l’objectif des règles d’endettement a évolué. À l’origine, elles visaient à éviter la surchauffe et l’inflation en période de forte croissance. Mais avec Maastricht, la réduction de la dette publique en soi est devenue l’objectif. Parallèlement, les débats sur l’« état normal » de l’économie – la distinction entre composant structurel et conjoncturel – sont devenus de plus en plus abstraits et sans issue claire, ni politiquement ni économiquement.

La crise financière de 2008 a marqué un tournant. En réponse à la récession, l’Allemagne a adopté un plan de relance économique, mais la CDU a posé la condition d’inscrire le frein à l’endettement dans la Constitution. Ce compromis politique a définitivement ancré l’appareil technopolitique du contrôle de la dette dans le cadre juridique fondamental de l’Allemagne.

Les négociations sur le composant structurel du frein à l’endettement illustrent l’arbitraire de ces règles budgétaires. À l’origine, une limite de 0,5 % du PIB avait été proposée pour l’endettement du gouvernement fédéral et des Länder. Mais pourquoi 0,5 % ? Personne ne le sait vraiment. Finalement, le gouvernement fédéral a suggéré 0,35 % pour lui-même et 0,15 % pour les Länder, afin d’atteindre un équilibre de 0,25 % chacun. Cependant, la Bavière et d’autres Länder dirigés par des conservateurs ont insisté sur une règle de dette zéro à leur niveau. Résultat ? Le gouvernement fédéral a conservé sa capacité d’emprunt de 0,35 %, tandis que les Länder ont été contraints à une interdiction stricte de toute nouvelle dette.

Conjointement, la composante conjoncturelle du frein à l’endettement a été calquée sur les règles de l’UE. Mais alors que la Commission européenne considère le facteur d’ajustement cyclique comme un indicateur parmi d’autres pour évaluer les budgets nationaux, l’Allemagne en a fait un automatisme constitutionnel. Ce système repose sur des décisions fondamentalement politiques, telles que des hypothèses sur le taux de participation des femmes au marché du travail ou la taille potentielle de la population active, tout en étant présenté comme une règle technocratique neutre.

Avec le temps, le ratio de dette inspiré de Maastricht est devenu bien plus qu’une simple règle budgétaire – il est devenu le fondement de la philosophie économique allemande. Ce qui était initialement conçu comme un outil pour prévenir l’inflation via le contrôle de la demande s’est transformé en un impératif rigide de réduction de la dette publique à tout prix.

L’ascension du ratio de dette de 60 % comme pilier central de la politique budgétaire européenne et allemande est pour le moins curieuse. Il n’a jamais reposé sur une théorie économique solide ni fait l’objet d’un véritable débat démocratique. Et pourtant, par simple dynamique politique, il est devenu le socle d’un appareil technopolitique de prévention de la dette. Une règle initialement conçue pour garantir la stabilité économique s’est muée en une contrainte qui réduit le rôle de l’État, limite l’investissement public et restreint la flexibilité économique.

Chacun chez soi, et les moutons seront bien gardés

Les règles budgétaires européennes et allemandes ont été conçues à une époque où la dette était perçue avant tout comme un risque plutôt qu’un outil. Au fil du temps, ces règles ont pris une dynamique propre, façonnant la politique économique non pas à travers un débat démocratique, mais via des contraintes technocratiques rigides. Le ratio de dette de 60 % et le frein à l’endettement allemand n’ont jamais reposé sur une théorie économique solide, mais sont le fruit d’une commodité politique et d’une dynamique institutionnelle. Pourtant, ils sont devenus des principes intouchables, restreignant la capacité des gouvernements à réagir aux crises, investir dans l’avenir et s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

Si la politique budgétaire doit répondre aux besoins de la société plutôt que les dicter, un changement de perspective s’impose. Plutôt que de viser la réduction de la dette comme une fin en soi, les règles budgétaires devraient se concentrer sur la stabilité économique à long terme, l’emploi et les investissements stratégiques dans des domaines clés comme la transition climatique et les infrastructures. Une règle de dette ne doit pas être un carcan, mais un cadre qui permet un endettement stratégique lorsqu’il favorise la prospérité future.

Dans son livre, Philippa Sigl-Glöckner propose plusieurs réformes essentielles :

  • Abandonner le seuil arbitraire de 60 % et le remplacer par une évaluation réelle de la soutenabilité budgétaire.
  • Aligner la politique budgétaire sur des objectifs de croissance à long terme et de transition climatique, plutôt que d’imposer des limites mécaniques à l’endettement.
  • Réformer le frein à l’endettement allemand pour permettre des investissements nécessaires, au lieu d’imposer l’austérité en toutes circonstances.
  • Remplacer les règles technocratiques par des décisions politiques dans la gouvernance budgétaire européenne, afin que les choix économiques reflètent les priorités démocratiques de la société.

Le cadre budgétaire actuel repose sur des hypothèses dépassées. Les défis économiques ont changé, et les règles qui encadrent les finances publiques doivent évoluer en conséquence. S’accrocher à des contraintes obsolètes au nom de la stabilité risque de générer précisément l’instabilité que ces règles étaient censées éviter. Si l’Europe et l’Allemagne veulent rester résilientes face aux crises futures, elles doivent repenser ce qu’est une vraie « bonne politique budgétaire ».

Jonas Kaiser

Image : Fernand Léger, Elément mécanique 1er état, 1924, huile sur toile, 92,8 x 65,5 cm.

À lire aussi :

Notes

[1] Les États fédéraux (Länder) sont soumis à une règle encore plus stricte et sont interdits de contracter de nouvelles dettes.

[2] Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment.

[3] Pour une analyse de la manière dont les politiques peuvent impacter la croissance potentielle, consultez notre note sur le sujet.

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