L’Institut Avant-garde initie des travaux pour construire une nouvelle doctrine sur la politique industrielle. La première pierre sera la comparaison entre la politique industrielle verte des États-Unis et celle de l’Union européenne. Les formes prises par l’intervention de l’État dans l’économie se transforment aujourd’hui sous les effets cumulés de l’épidémie de Covid-19, de la guerre en Ukraine et de la crise climatique. En sus des mesures budgétaires, fiscales et réglementaires mises en place afin de préserver le bon fonctionnement des économies, on assiste à un recours plus fréquent aux mesures ciblées sur des secteurs ou des entreprises. Les technologies nécessaires à la transition écologique sont les premières concernées par cette évolution. Aux États-Unis, le Congrès a adopté à l’été 2022 la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act – IRA) qui prévoit notamment des crédits d’impôt en faveur de la production des équipements verts et des énergies décarbonées, ainsi que des dispositifs de soutien en faveur de la décarbonation des industries. En affaiblissant la compétitivité des industries vertes européennes, ce texte a accéléré les tendances à l’œuvre depuis le manifeste franco-allemand sur la politique industrielle de 2019 (Gouvernements Allemand et Français, 2019). En février 2023, l’Union européenne a répondu en présentant un plan industriel pour le pacte vert (Commission européenne, 2023). Dans ce contexte tendu, les réflexions sur la politique économique et la décarbonation méritent d’être développées. Les États-Unis et l’Union européenne (UE) font face aux mêmes enjeux, mais y répondent avec des approches différentes. L’étude de ces divergences peut nous aider à tracer une voie pertinente pour assurer une transition économiquement efficace, socialement juste et politiquement soutenable.
Dans un premier temps, l’Institut cherchera à décrire la politique industrielle verte des États-Unis, de l’Union européenne et de trois États membres (l’Allemagne, la France et l’Italie). Dans chaque économie considérée, il s’agira de recenser les interventions publiques qui visent à transformer la structure sectorielle de l’économie. Ces interventions peuvent prendre deux formes principales : les dispositifs qui visent à soutenir la décarbonation des activités industrielles et ceux qui soutiennent le développement et le déploiement des équipements verts (éoliennes, véhicules électriques, panneaux photovoltaïques, etc.). Les notes techniques produites serviront de base à la comparaison transatlantique.
Dans une première note de comparaison, l’Institut s’attachera à décortiquer les objectifs assignés à la politique industrielle verte sur chaque rive de l’Atlantique. Quelle est la contribution de la politique industrielle aux objectifs de réduction des émissions ? Quelle est l’articulation entre la politique industrielle et les mesures horizontales de décarbonation (réglementation, taxation du carbone, etc.) ? Au-delà des seuls objectifs environnementaux, la politique industrielle verte répond à d’autres priorités : la réindustrialisation, la création d’emplois de qualité, la résilience et l’indépendance énergétique, vis-à-vis de la Russie et de la Chine en particulier. Quelles sont les motivations et les ambitions derrière les politiques européennes et américaines ? Comment les comprendre et les mesurer ? La note cherchera également à identifier les éventuels conflits entre les objectifs qui lui sont assignés.
Une deuxième note se penchera sur les mesures adoptées en Europe et en Amérique pour développer les industries de la transition, ainsi que sur leur logique économique. La politique industrielle se justifie par la présence de défaillances de marché : asymétries d’informations, absence de prise en compte des externalités, problèmes de coordination et de l’existence d’effets d’apprentissage, etc. Pour y répondre, les interventions publiques peuvent prendre de nombreuses formes selon le niveau de maturité des technologies aidées, le degré de sélectivité, le ciblage sectoriel et les modalités financières. Les choix qui sont réalisés peuvent être expliqués à la fois par un diagnostic (par exemple un retard technologique à rattraper), des contraintes techniques ou juridiques et l’application de doctrines économiques. La note s’attachera à classifier les mesures de politique industrielle verte européenne (UE et États membres) et américaine (Fédérales et des États) au regard de ces critères. L’objectif est de faire émerger une « boîte à outils » qui permettra aux décideurs de débattre de politique industrielle avec plus de clarté. La note cherchera à déterminer si les différences transatlantiques reflètent une divergence d’interprétation quant à la nature économique du défi climatique. La question du remplacement du capital « brun » par du capital « vert » et de la réorientation de l’innovation sera au cœur de cette réflexion (Jean Pisani-Ferry et Salma Mahfouz, 2023). Ce travail fera enfin émerger les choix de répartition entre des investissements dans les actifs verts effectués directement par l’État ou permis par des subventions ou réglementations du secteur privé.
Une troisième note portera sur l’organisation et la gouvernance de la politique industrielle verte. L’identification des défaillances de marché, la définition des mesures visant à y répondre et la gouvernance de leur mise en œuvre jouent un rôle crucial dans l’atteinte des objectifs assignés à la politique industrielle (William F. Maloney et Gaurav Nayyar, 2018). La note s’attachera à comprendre comment les autorités américaines et européennes se sont organisées pour réduire les risques d’asymétries d’information et disposer d’une connaissance suffisamment précise des secteurs « verts », que cela soit par la collecte et l’analyse de données ou la création d’instances de dialogue public-privé. À cet égard, les travaux sur les chaînes d’approvisionnement dans les technologies vertes menées par le Département de l’Énergie (Département de l’énergie, 2022) et les exercices équivalents menés par la Commission européenne seront d’un grand intérêt (Commission européenne, 2022). Cette note se penchera également sur les organisations chargées de la mise en œuvre de la politique industrielle verte, en s’interrogeant sur leur degré de centralisation, leur niveau d’expertise sur les réalités industrielles et leur autonomie. Elle se demandera si les États-Unis, l’Union et ses États membres sont en mesure de mener une politique industrielle informée, autonome et qui discipline les entreprises.
Une quatrième note portera sur son financement. La transition écologique n’est pas sans coûts : l’Agence Internationale de l’Énergie estime ainsi que les seuls investissements dans les énergies vertes doivent tripler d’ici 2030 pour atteindre 4 000 milliards de dollars par an (IEA, 2021). Si tous les coûts n’ont pas à être supportés par l’État, des moyens très significatifs peuvent tout de même être mobilisés par la politique industrielle verte. Le bureau du budget du Congrès a estimé que les mesures en faveur du climat contenues dans la loi sur la réduction de l’inflation coûteraient 369 milliards de dollars au budget fédéral sur 10 ans (CBO, 2022). La grande majorité des dépenses prévues par la loi étant des crédits d’impôt sans plafond, le montant pourrait être bien plus élevé (Penn Wharton Budget Model, 2023). Plusieurs centaines de milliards de dollars doivent être ajoutées : soutien aux technologies vertes contenues dans la loi sur l’investissement dans les infrastructures et l’emploi (IIJA), ou dans la loi sur les puces et la Science (CHIPS and Science Act) (RMI, 2022), dépenses des États (Financial Times, 2023), etc. La note cherchera à comparer ces montants avec les sommes mobilisées par l’Union et ses États membres, pour lesquels les données sont plus éparses. Elle se demandera ce que la répartition des fonds nous dit des priorités et des anticipations des États-Unis et de l’UE.
L’économie politique de la politique industrielle verte fera l’objet d’une cinquième note. La profonde transformation de la structure productive que suppose la politique industrielle verte a des conséquences sur la répartition de la valeur, des revenus et de l’emploi. Les individus et les entreprises dont les activités dépendent des actifs « bruns » (raffineries, filière du moteur thermique, etc.) et des futurs actifs échoués sont les premiers menacés. Plus largement, le soutien aux industries vertes est susceptible de provoquer une redistribution des revenus depuis les ménages vers les sociétés non financières et éventuellement, selon les modalités de financement adoptées, provoquer une hausse des inégalités. La note cherchera à comprendre si les décideurs américains et européens ont pris suffisamment en compte cette dimension distributive de la politique industrielle verte pour accroître son acceptabilité sociale.
La note suivante s’intéresse aux modalités pratiques de la mise en œuvre de la politique industrielle. Les subventions, prêts bonifiés ou mesures de simplification administrative chamboulent les rapports bénéfices / coûts des acteurs privés. Pour certains grands acteurs, notamment les géants des batteries, les différences de politique industrielle verte mise en œuvre des deux côtés de l’Atlantique constituent un élément clé de prise de décision. La note cherchera donc à comparer, pour plusieurs types de projets d’énergies vertes ou de production d’équipements verts, les soutiens apportés par la puissance publique en Europe et aux États-Unis. Les autres facteurs pouvant contribuer à l’attractivité (simplicité des mécanismes d’aides, rapidité de la prise de décision ou degré de sélectivité) seront également examinés.
Une dernière note portera sur les interactions entre la politique industrielle verte et l’insertion dans la mondialisation. L’ouverture commerciale peut contribuer à la décarbonation en permettant l’importation des équipements « verts » au coût le plus bas. Mais les risques de dépendance, les tensions géopolitiques et les questions d’économie politique conduisent les États à souhaiter internaliser les bénéfices économiques des mesures en faveur de la décarbonation. La note portera sur les mesures européennes et américaines visant à assurer une réindustrialisation verte, au détriment parfois du libre-échange. Elle mettra en exergue la tension existant entre la politique industrielle et l’ouverture commerciale. Elle soulignera les arbitrages réalisés aux États-Unis et en Europe entre l’ouverture commerciale et la réindustrialisation, et se demandera quels peuvent être les risques que les mesures les plus protectionnistes font peser sur la décarbonation.
Emmanuel Rimbaud
Image : Umberto Boccioni. Stati d’animo : Quelli che vanno, 1911 © The Museum of Modern Art, New York