La première mission de l’Institut Avant-garde est d’imaginer une nouvelle doctrine sur la dette publique afin d’assurer le financement des investissements importants à venir. Selon les estimations du rapport de Jean Pisani-Ferry (2023), Les incidences économiques de l’action pour le climat, le financement de la transition climatique représenterait un surcroît d’investissement de l’ordre de 2,3 % du PIB par an en France (66 milliards d’euros), et autour de 3 % en Europe (475 milliards)1. D’après cette même étude, les États devront financer au moins la moitié de ces investissements. Ils ne pourront toutefois s’en tenir là ; ils devront également accélérer la mise en place d’un modèle social européen. Cette tâche sera plus exigeante encore dans un contexte de transition et de réchauffement. En effet, le nouveau modèle devra à la fois protéger les plus précaires des évènements climatiques, gommer le choc économique de la transition pour ces ménages et accompagner le changement de comportement (rapport France Stratégie Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique, 2022). Ce modèle possède une valeur intrinsèque, mais, en plus, les politiques de transition ne pourront être mises en place dans un contexte de fortes tensions sociales comme l’a illustré le mouvement des gilets jaunes. La qualité des services publics devra en même temps être assurée, ce qui nécessite des investissements, mais également des rémunérations décentes. Le salaire des enseignants est passé de 2,3 fois le SMIC en 1980 à 1,2 aujourd’hui (Chancel, 2023). L’Europe doit également s’efforcer de fixer les standards du futur dans un environnement multilatéral compétitif, notamment dans le domaine numérique, de l’intelligence artificielle ou de la défense. Enfin, il faudra faire face à de futurs chocs – catastrophes naturelles, guerres ou encore crises économiques – dans un contexte où la volatilité devrait devenir plus importante, tel qu’en atteste déjà le choc inflationniste récent (Carstens, 2022).
Les estimations exactes du surcroît d’investissement et de la part prise en charge par l’État varient, mais il semble difficile de remettre en question l’idée que l’un des enjeux clés de la décennie sera celui du financement public. Une première question s’ensuit : quelle doit être la part des différents outils de financement ? Plus précisément, quelle doit être la répartition entre endettement public et création de nouvelles recettes ? La réponse dépend de nombreux facteurs tels que la conjoncture (écart entre le taux de croissance et le taux d’intérêt), l’état et la structure des finances publiques, mais également certains facteurs moins palpables (climat social, acceptabilité politique, confiance, etc.). Xavier Ragot (2023, à paraître) conclut que le financement de la transition devrait se faire grâce à une combinaison de ces différents outils, et donc que la dette publique aurait un rôle important à jouer. Barry Eichengreen, Asmaa El-Ganainy, Rui Esteves et Kris James Mitchener ont d’ailleurs montré sur un temps très long dans leur ouvrage In Defense of Public Debt (2021) que la dette publique a historiquement permis d’assurer la survie des États lors d’évènements graves tels que des guerres ou des catastrophes naturelles. Pour ne donner qu’un exemple, la dette des États-Unis a augmenté d’approximativement 70 % pendant la Deuxième Guerre mondiale. Dans le rapport Pisani-Ferry, l’impact sur la dette publique de la seule transition est évalué à 25 points de PIB à horizon 2040.
L’Institut Avant-garde se concentre dans un premier temps sur la création d’une nouvelle doctrine sur la dette publique, nécessaire dans un contexte où celle-ci sera amenée à augmenter. Cette doctrine visera à dépasser le clivage entre les tenants de l’austérité budgétaire, qui nient cette idée, et ceux qui ne considèrent pas que la dette publique peut devenir problématique dans certaines situations.
Plusieurs pistes peuvent être explorées ; le fil rouge de notre approche est que la dette publique ne peut être considérée isolément.
Il faut d’abord l’ausculter en examinant ses frontières internes, ce qui nécessite de ne plus considérer la dette publique comme un bloc homogène. Les ratios de dette publique sur PIB élevés en Europe sont souvent brandis comme la preuve imparable que les dettes pourraient vite devenir insoutenables ; il s’agit de l’argument majeur pour limiter l’endettement et l’investissement public. En réalité, la soutenabilité de la dette dépend de ses propriétés : maturité, indexation sur l’inflation, types de détenteurs (Banque Centrale Européenne ou investisseurs privés, mais également détenteurs nationaux ou internationaux), taux d’intérêt apparent. Elle dépend également de la manière dont la dette publique est utilisée, c’est-à-dire du type de dépenses publiques qu’elle finance. Toute dette publique ne se vaut pas. Certains investissements publics peuvent être générateurs de croissance à court ou à plus long terme et ne font donc pas peser un risque sur la soutenabilité à ces horizons. Par ailleurs, certaines dépenses ne génèrent pas de croissance, mais sont en réalité tout aussi nécessaires pour assurer la soutenabilité de la dette, car elles agissent sur des variables de plus long terme difficile à quantifier (comme la soutenabilité de notre écosystème).
Il faut donc considérer les frontières externes de la dette, qui doit être replacée dans son contexte. Cette idée est souvent envisagée dans une optique purement financière, en analysant le rapport entre le taux d’intérêt nominal apparent (r) et le taux de croissance (g). Olivier Blanchard a récemment souligné que quand r était inférieur g, une augmentation de la dette publique était possible (2019). Cependant, d’autres facteurs pourraient être considérés, tels que le policy mix, c’est-à-dire les combinaisons de politiques monétaires et budgétaires (qui peuvent être accommodantes ou, au contraire, restrictives). Le Geneva report de 2020 a commencé à aborder cette question clé. Par ailleurs, il faudrait considérer que la dette publique a une fonction de maintien de la stabilité au sens large. Tout d’abord, la dette constitue souvent un actif sûr qui joue un rôle clé pour la stabilité financière. Bien que le contexte soit différent, certains travaux d’historiens illustrent la manière dont une réduction de certains instruments de dette a pu rendre difficile la gestion des liquidités des banques (voir par exemple Espic, 2023 sur l’expérience Poincaré en 1926). Enfin, une réduction ou une limitation de la dette publique peut mener à une augmentation de la dette privée, ce qui peut être à l’origine de crises tout aussi importantes que celles des dettes souveraines.
Enfin, la question de la soutenabilité de la dette publique doit être envisagée à plus long terme. Si certaines mesures sont prises à tout prix dans l’optique d’atteindre l’équilibre budgétaire, mais qu’elles détériorent le tissu social (ex : réforme des retraites), elles risquent d’avoir un impact beaucoup plus grave et important à long terme. Elles pourraient non seulement mettre en péril nos modèles sociaux puis démocratiques, mais également la soutenabilité de la dette publique en dégradant la crédibilité de nos institutions. De manière plus générale, l’un des problèmes majeurs aujourd’hui est la difficulté à considérer simultanément deux questions. Quel endettement public marginal est possible étant donné le niveau actuel de la dette ? Si certaines dépenses ne sont pas financées, quelles seront les conséquences sur la soutenabilité à plus long terme ? La première question est souvent la seule considérée, du fait de la difficulté à quantifier des facteurs parfois plus qualitatifs, et des nombreuses incertitudes à cet horizon.
Comme le disait récemment Robert Boyer dans un entretien dans Le Monde, « Il y a dans toutes les sociétés un conflit des temporalités, une lutte politique pour les hiérarchiser. Aujourd’hui, l’enjeu central est de faire du temps climatique la temporalité prioritaire, celle qui l’emportera sur toutes les autres. ». Il souligne notamment le dilemme entre « le temps long des investissements nécessaires à mener pour combattre le réchauffement climatique et le temps plus court de la dette et des équilibres budgétaires ». Nous ne saurions lui donner tort, mais la question doit alors être posée différemment : étant donné l’absolue nécessité d’assurer le financement de la transition tout en préservant le modèle social, quelle doit être la structure de dette publique optimale ? Mettre en évidence la possibilité de nouvelles méthodes de renforcement de la soutenabilité pourrait permettre de dépasser le dilemme épuisement budgétaire ou épuisement planétaire.
Une première approche peut être de définir de nouveaux indicateurs de la dette publique. Éric Monnet et Blaise Truong-Loï (2020) ont montré que l’évolution de la comptabilité de la dette publique avait été liée historiquement à des changements de modèles économiques plus profonds. Les indicateurs et les modes de gestion de la dette publique évoluent de concert. En analysant les frontières internes susmentionnées et en les traduisant de manière chiffrée, le débat pourrait être déplacé du stock de dette publique à sa composition, et une partie de la dette publique pourrait être considérée comme très faiblement risquée. De nouveaux indicateurs pourraient enrichir les débats actuels, notamment sur les règles budgétaires européennes, comme l’a souligné Philippa Sigl Gloeckner. La dette économique pourrait également être appréhendée au regard de la dette écologique2, en ne considérant pas ces formes de dette séparément, mais en étudiant leur lien. Des règles symétriques pourraient être envisagées dans les discussions sur la réforme de la gouvernance européenne.
Une deuxième approche consiste à envisager de nouveaux outils et modes de gestion de la dette publique. Cette réflexion devra être approfondie, mais quelques pistes, non exhaustives, peuvent être d’ores et déjà évoquées. Tout d’abord, certaines propriétés de la dette publique « classique » pourraient être modifiées, en faisant par exemple la promotion d’obligations souveraines à maturités plus longues. Ensuite, différents arrangements institutionnels pourraient être explorés, notamment une meilleure coordination de la politique monétaire et des politiques budgétaires. Enfin, des outils complémentaires pourraient également être envisagés pour faciliter le financement de la transition tels que les garanties publiques ou la diversification des émetteurs (des entreprises et organismes publics ou semi-publics autres que le Trésor). La question des nouveaux instruments de dette devra également être posée à l’échelle européenne.
Cette réflexion visera donc à définir des principes, à construire de nouveaux outils d’aide à la décision, et à proposer des outils de préventions des risques qui ne limitent pas la capacité à financer la transition écologique. Si certaines de ces questions vous intéressent, n’hésitez pas à nous contacter pour contribuer à la construction de cette doctrine.
Mathilde Viennot et Clara Leonard
(1) Cette estimation tient compte des investissements dans les secteurs des transports, du bâtiment, de l’industrie et de l’agriculture.
(2) Le rapport Pisani-Ferry propose de comptabiliser financièrement l’écart à notre objectif de décarbonation afin de pouvoir l’assimiler à une dette : la « dette climatique ». Ce pas conceptuel significatif permettrait de sortir de la compétition entre les différents investissements.