L’analyse de soutenabilité de la dette (DSA) dans les règles budgétaires européennes réformées sous-estime très probablement l’impact des consolidations budgétaires. D’abord, elle se base sur des hypothèses optimistes concernant l’effet demande de ces politiques, et ensuite elle ignore leurs possibles effets sur la croissance potentielle à travers l’appauvrissement des capacités productives nationales, notamment si elles conduisent à une réduction de l’investissement public. Cette note illustre ces deux effets et appelle à une adaptation des règles pour mieux les prendre en compte. Des règles budgétaires mal ajustées pourraient mener à une situation où une faible croissance et niveau de dette encore élevé coexistent.
Tout pays qui cherche à consolider ses finances publiques fait face à un dilemme : il doit s’engager dans une trajectoire d’ajustement budgétaire, c’est-à-dire améliorer son solde primaire à travers la réduction des dépenses publiques et/ou l’augmentation des impôts, sans que celle-ci ait un coût économique et social trop important. Cette problématique est au cœur de la note du Conseil d’Analyse Economique que nous avons commenté début septembre, mais elle est aussi celle qui agite les parlementaires au moment de voter les budgets: quel rythme d’ajustement adopter ? Est-ce le bon moment pour réduire les dépenses publiques ? Quels efforts ont le moins de conséquences sur l’activité en France ?
Assez naturellement, cette problématique est aussi au cœur des nouvelles règles budgétaires européennes [1] : le rythme d’ajustement demandé aux différents pays dépend de l’effet dépressif de ceux-ci, mais celui-ci dépend aussi de certains choix de modélisation. Concrètement, le modèle utilisé par la Commission dans le cadre de ces règles intègre dans ses projections un multiplicateur budgétaire de court terme à 0,75 [2] et ce choc initial est diminué de 1/3 chaque année. Mais, ce qui est aussi important, c’est que ce modèle considère que la croissance potentielle est indépendante de la politique budgétaire.
Certains de ces choix sont critiqués et critiquables. Un article récent, Heimberger et al. (2024), rappelle justement certaines de ces faiblesses :
- Alors que la littérature insiste sur la grande variabilité des multiplicateurs budgétaires, en fonction du cycle économique, de la nature des efforts engagés et de l’importance même des efforts, le modèle de la Commission repose sur un multiplicateur unique.
- Celui-ci est par ailleurs plutôt petit, y compris selon les propres standards de la Commission (Carnot & De Castro, 2015) et du FMI (Battini et al., 2014).
- La persistance du multiplicateur budgétaire est très optimiste. Des travaux récents, tels que ceux de Mc Morrow et al. (2017) et Auclert et al. (2024), suggèrent un effet plus durable de la politique budgétaire sur la production.
Heimberger et al. (2024) présentent donc des simulations relaxant ces hypothèses en introduisant un multiplicateur budgétaire à 0,9 qui persiste plus longtemps. Elles suggèrent que celles-ci peuvent conduire à sous-estimer les effets négatifs des ajustements budgétaires sur la croissance, et donc sur la dette publique.
On peut y ajouter que l’hypothèse selon laquelle, quels que soient les efforts réalisés l’économie nationale finira par retrouver le sentier de croissance qu’il avait auparavant paraît également peu réaliste. Fatás & Summers (2018) et Gechert et al. (2019) montrent que les tentatives de réduction de la dette par le biais de consolidations budgétaires après la crise financière en 2008 ont très probablement entraîné une augmentation du ratio de la dette sur le PIB en raison de leur impact négatif sur la production à long terme. On parle alors d’effet d’hystérèse : une austérité budgétaire sévère peut provoquer une contraction économique durable en réduisant les investissements, en augmentant le chômage de longue durée, ou en détériorant le capital humain et productif.
Graphique 1 – Les investissements et le déficit public entre 2000 et 2031
Source : INSEE, AMECO, PSMT, calcul des auteurs.
Lecture : En général, dans les années où le déficit public a été réduit, les investissements publics ont baissé. Les données à partir de 2024 sont les ajustements du solde public et des investissements publics prévus dans le cadre des règles budgétaires.
Les politiques d’ajustement budgétaire peuvent en particulier se traduire par une baisse des investissements publics qui auront pour résultat une baisse du stock de capital public. Cette réduction appauvrit à son tour la croissance potentielle. L’investissement public représente en 2023 environ 4,3 % du PIB (voir Graphique 1) et finance à la fois des infrastructures, des services publics et de la recherche et du développement qui sont nécessaires pour préserver les capacités productives nationales. Dans un récent document de travail, l’OBR (Office for Budget Responsability) britannique considère aussi qu’une réduction temporaire de l’investissement public d’un point baisse la croissance potentielle de 0,1 point la même année. Bom & Lighthart (2014), à partir d’une revue de la littérature, estime ce paramètre en moyenne à 0,12 point pour tout le stock de capital, et de 0,17 pour les infrastructures essentielles. Le FMI et l’OCDE estiment qu’une hausse permanente de l’investissement public de 1 point de PIB relève le PIB potentiel entre 1 et 4 points à long terme selon les modèles, avec une estimation moyenne à 2,5 points.
Cette note suit la piste ouverte par Heimberger et al. (2024) pour la France en combinant les modifications proposées par cet article avec une illustration de l’effet des ajustements sur la croissance potentielle en fonction de la part qui est financée par une baisse des investissements publics. Nous intégrons pour cela un multiplicateur fiscal potentiel cohérent avec les estimations de l’OCDE et du FMI de 2,5 points et considérons dans notre scénario central que l’investissement baissera de 0,1 point par an jusqu’en 2031 (passant de 4,3 % du PIB en 2023 à 3,5 % du PIB en 2031) en cohérence avec les données AMECO. Ce multiplicateur est appliqué de façon instantanée sur le PIB potentiel [3] et affecte donc le PIB en fonction de la persistance de l’écart de production.
Comme dans nos précédents travaux, nous nous basons sur le code et le travail de Lennard Welslau pour Bruegel avec les données de la prévision d’automne de la Commission européenne. Nous considérons les deux changements séparément, mais aussi conjointement, pour la France dans le cadre du chemin d’ajustement prévu par le Plan structurel à moyen terme de la France qui a été validé par la Commission Européenne.
Le Graphique 2a illustre l’impact de différents scénarios d’ajustement budgétaire sur le PIB. Le scénario de référence, représenté en gris, utilise les paramètres de la Commission européenne, avec un multiplicateur budgétaire de 0,75. Lorsque l’on suppose un multiplicateur plus élevé et persistant, à 0,9 (en vert clair), l’impact dépressif de l’ajustement budgétaire sur la demande s’accentue à court terme, retardant la convergence vers le PIB potentiel. Cependant, une fois l’ajustement achevé en 2031, l’économie parvient à retrouver son niveau potentiel initial après plusieurs années, signalant que cet effet reste temporaire.
En revanche, l’introduction d’un effet d’hystérèse (en vert foncé), lié à une réduction des investissements publics qui diminue le PIB potentiel affecte l’offre. La baisse des investissements publics réduit le stock de capital, entraînant une diminution durable des capacités productives. Ainsi, le PIB converge vers un niveau potentiel qui est en 2036 inférieur de 1,7 % par rapport au scénario de référence, mettons en évidence les conséquences à long terme d’une réduction des investissements publics. Enfin, la combinaison d’un multiplicateur budgétaire plus élevé et persistant et un effet d’hystérèse (en bleu clair) produit les effets les plus négatifs. À court terme, la contraction de la demande est amplifiée, tandis qu’à long terme, la baisse du potentiel reflète l’impact sur l’offre.
Graphique 2 – Les différents scénario
a) PIB réel (en milliards €)
b) Dette (en % du PIB)
Source : Commission européenne, calcul des auteurs.
Lecture : La simulation avec les paramètres de la Commission a un multiplicateur de 0,75 dont l’impact diminue de 1/3 chaque année. Nous y ajoutons une simulation avec multiplicateur plus élevé (0,9) et persistant (réduit de seulement 1/5 chaque année), une simulation avec hystérèse (baisse des investissements publics par 0,1 point chaque année avec multiplicateur de 2,5 sur la croissance potentielle) et une simulation qui joint ces deux cas.
Le Graphique 2b montre que, dans tous les scénarios, le ratio dette/PIB augmente comparé à la trajectoire de référence (en gris) avec les paramètres de la Commission européenne. La modélisation d’un multiplicateur plus élevé et persistant ou d’un effet d’hystérèse augmente le ratio par 4,1 points et 2,1 points, respectivement en 2036. L’impact cumulé dans le scénario représenté en bleu clair est de 6,2 points.
On peut retenir de ces estimations plusieurs choses :
Les modélisations de la Commission peuvent conduire à sous-estimer les impacts des ajustements sur le niveau de la dette pour deux raisons : elles sous-estiment leurs effets à court terme sur la demande[4] et leurs effets sur leurs capacités productives nationales à plus long terme. Dans cette analyse, nous illustrons ceci à travers le cas particulier des investissements publics. Il ne s’agit toutefois pas de la seule composante affectée par les dépenses publiques et pouvant avoir un impact sur le PIB potentiel, on peut penser par exemple aux dépenses d’éducations ou de support à la recherche.
Il est important de prendre en compte ces effets pour avoir des règles budgétaires européennes plus adaptées. D’abord, des multiplicateurs plus élevés impliquent des ajustements plus élevés dans le futur[5], d’où l’importance de ne pas les sous-estimer pour éviter les mauvaises surprises. Ensuite, des travaux récents ont montré que des règles fiscales trop rigides pouvaient amener à une baisse des investissements publics. Cela implique d’ouvrir les capots des ajustements proposés par les États membres et de prendre en compte la façon dont ils peuvent affecter ou non les capacités productives nationales. En l’état, la seule adaptation possible dans les règles est l’allongement de la durée d’ajustement de 4 à 7 ans si des réformes significatives sont mises en œuvre. Pour aller plus loin, il faudrait une véritable révolution copernicienne et intégrer un module permettant d’intégrer l’impact des politiques mises en place sur la croissance potentielle à travers leurs effets, par exemple sur le stock de capital, l’innovation ou bien la taille de la masse salariale.
En 2016, l’OCDE rappelait que, pour échapper au piège d’un sentier de croissance faible, les pays développés avaient besoin d’une politique d’investissement vigoureuse. Les politiques temporaires d’investissement qui augmentent les capacités productives nationales n’ont pas d’influence sur le niveau de la dette, même quand elles sont financées entièrement par déficit, si elles augmentent suffisamment la production. En 2025, alors même que les besoins d’investissements pour la transition sont gigantesques, des règles budgétaires mal calibrées pourraient nous faire tomber dans un piège encore plus pernicieux où la faible croissance s’allie à l’inaction climatique.
Cyprien Batut et Jonas Kaiser
Image : Edward Munch, Le Chêne, 1906, huile sur toile, 25 x 100 cm. Galerie Thiel.
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Notes
[1] Nous les décrivons plus en détail ici.
[2] Si le solde structurel primaire baisse d’1 point, la croissance baisse de 0,75 point.
[3] Pour des chocs qui restent relativement faibles et dans le cas des investissements publics, cette hypothèse paraît sans conséquence, mais il aurait été possible d’appliquer le multiplicateur avec plus ou moins de retard pour des chocs plus importants dont on peut espérer qu’ils n’aient pas un impact immédiat.
[4] Dans la présentation du Plan Structurel à Moyen Terme, la France semble sous-estimer d’autant plus ces effets : le multiplicateur fiscal implicite est de 0,5 contre 0,75 pour la Commission.
[5] Comme il est possible de le voir sur le Graphique 2, un multiplicateur plus important implique une dette plus élevée et donc plus d’effort pour arriver çà une situation où la dette est bien sur tendance décroissante.