Développer une approche systémique de la transition implique de ne pas simplement se concentrer sur le ratio de la dette publique sur le PIB, mais de considérer la soutenabilité de l’ensemble de l’économie, en tenant compte du secteur privé. En effet, certaines crises liées à des défauts autres que souverains peuvent avoir un effet tout aussi systémique, comme l’a par exemple illustrée la crise de 2008, passée de crise immobilière américaine à financière mondiale. Par ailleurs, les bilans des acteurs du secteur public et privé ne sont pas indépendants, mais profondément liés. En amont, tout d’abord : si un État ne prend pas en charge certaines dépenses, c’est le secteur privé qui devra parfois s’endetter. Le débat américain sur l’annulation des dettes étudiantes illustre bien ce mécanisme. En aval, ensuite : l’État ou la banque centrale peut se retrouver à devoir jouer le rôle de prêteur en dernier ressort lorsqu’un acteur privé systémique fait faillite pour éviter une propagation de la crise à l’ensemble de l’économie. Par conséquent, ignorer ces autres formes de vulnérabilités revient à proposer une analyse très étroite de la soutenabilité économique, même quand il s’agit d’évaluer exclusivement la soutenabilité de la dette souveraine.
Dans cette note, nous ne prétendons pas analyser l’ensemble des risques systémiques cachés dans les bilans, mais nous esquissons certaines trames narratives sur les dettes trop souvent ignorées. Grâce aux données d’Eurostat, nous pouvons observer en même temps le stock des dettes souveraines et celui des ménages et des sociétés non financières des pays européens. L’analyse de ces ratios nous permet de définir plusieurs groupes de pays selon une matrice endettement faible ou fort dans le secteur public et / ou privé. Nous pouvons dans un premier temps conclure qu’aucun pays ne présente des ratios très élevés (par rapport à la médiane) dans tous les secteurs en même temps. Ensuite, trois groupes ont attiré notre attention : dans le graphique ci-dessous, en vert, les pays à faible endettement public et privé ; en rouge, les pays à faible endettement public, mais fort endettement privé ; et enfin, en violet, les pays à fort endettement public, mais faible endettement privé.
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Rentrons maintenant plus en détail dans l’analyse de ces groupes :
- Pays à faible endettement public et privé : les PECO
S’il n’existe pas de pays à endettement public et privé fort (quart supérieur du graphique), il y a bien des pays qui présentent à la fois un endettement public et privé relativement faible. Il s’agit des PECO (pays de l’Europe centrale et orientale), les anciens pays du bloc communiste. Par ailleurs, ce sont les pays européens qui présentent les inégalités primaires (avant redistribution) les plus faibles, en particulier les PECO centraux. La Roumanie est un cas emblématique, sa dette totale est de 90 % du PIB, avec une dette privée de seulement 43 % du PIB (contre une médiane autour de 120 %).
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
- Pays à faible endettement public, mais fort endettement privé : le Luxembourg, la Suède et le Danemark
Ensuite, un groupe de pays présente certes un faible endettement public, ceux-ci étant souvent mis en avant comme des modèles de rigueur budgétaire, mais enregistre en même temps un fort endettement privé. C’est par exemple le cas de la Suède, qui enregistrait en 2022 un ratio de dette sur PIB autour de 30 %, qui s’explique par un cadre budgétaire très strict, avec notamment un ancrage de la dette à 35 %[1]. Cependant, comme souligné dans le dernier ouvrage d’Elinor Odeberg, la cheffe économiste de notre organisation partenaire Arena Ide (2023), ce miracle suédois s’appuie sur une dette privée très élevée (plus de 200 % du PIB en 2022). Il ne s’agit pas simplement d’une tendance conjoncturelle, mais qui est co-substantielle à ce modèle (Graphique 3).
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Une version encore plus extrême de ce schéma est le Luxembourg, qui présente, lui, une dette privée de 225 % du PIB. Concernant la dette des ménages, cela s’expliquerait notamment par la hausse des prix de l’immobilier, le ratio loan-to-value (LTV) et la part d’emprunts immobiliers à taux variable (banque centrale du Luxembourg, 2021). Concernant la dette des entreprises non financières, cela s’expliquerait par le fait que le Luxembourg héberge de nombreuses entreprises non financières, surtout étrangères, qui y structurent leurs investissements (Di Filippo, 2019).
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
- Les pays à fort endettement public, mais faible endettement privé
Enfin, une autre donnée peu mise en avant quand on évoque la dette de certains pays du Sud de l’Europe, la Grèce et l’Italie, est la relative faiblesse de l’endettement privé. En effet, les ratios de dette privée de ces pays sont dans les deux cas inférieurs à la médiane européenne (respectivement 100 % et 105 %). En Grèce, la dette privée a fortement baissé depuis 2020 (de 25 points). En Italie, c’est la dette des ménages, en particulier, qui est bien en-dessous de la médiane européenne. Les familles ont la dette sur PIB la plus basse de tous les grands pays européens (FT, BIS 2023).
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Cette note appelle à développer un récit holistique sur les questions de soutenabilité, et d’autres facteurs devraient également être considérés. Élargir cette analyse pourrait mener à réviser certaines politiques économiques ; par exemple, Marcello Minenna considère que la supervision réglementaire devrait tenir compte davantage du ratio des dettes privées, soulignant par exemple qu’Eurostat recommande que celui-ci reste inférieur à 133 %. Analyser en même temps les dettes publiques et privées permet donc d’amorcer la construction d’un nouveau récit sur la stabilité financière, mais il ne faut pas s’arrêter là. Pour être parfaitement systémique, il faudrait inclure la dette bancaire. En effet, comme nous l’avons vu avec la banque italienne Monte dei Paschi, les banques espagnoles qui ont fait l’objet d’un programme spécial du Mécanisme Européen de Stabilité ou encore les banques grecques, c’est souvent dans le secteur financier que résident les risques systémiques. Tout l’enjeu des réformes européennes récentes, notamment la création du Fonds de Résolution Unique, a d’ailleurs été de s’assurer que toutes banques de l’Union bancaire puissent financer elles-mêmes la faillite d’une banque européenne pour rompre la boucle souverain – bancaire. Il faudrait également considérer la dette publique hors bilan qui, comme nous l’avons vu avec le frein allemand, peut finir par réémerger dans le débat public. Nous essayerons donc à l’avenir de développer également des analyses d’autres données pour construire brique par brique cette vision systémique.
Enfin, comme nous l’avons évoqué pour la dette souveraine, les stocks de dette sur PIB ne sont finalement pas des données suffisantes. Il faudra par conséquent à l’avenir identifier ce qui expliquerait que certains endettements excessifs pourraient faire peser des risques systémiques, et formuler des recommandations pour agir dessus. Par exemple, qu’en est-il de la situation de la France ? Les stocks de dette publique et privée sont tous deux au-dessus de la médiane européenne. Le cumul de la dette publique et privé sur le PIB a augmenté de 105 points entre 2000 et 2022, alors que l’Union européenne n’a connu qu’une augmentation autour de 35 points. Cela pourrait notamment s’expliquer par la forte hausse des prix de l’immobilier[2] et par le fort endettement des déciles supérieurs.
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Source : Eurostat, Institut Avant-garde.
Clara Leonard et Mathilde Viennot
Image : Hilma af Klint, The Swan, No. 9, 1915
Notes
[1] Objectif d’excédent, exigences de budget équilibré pour les gouvernements locaux, ancrage de la dette (35% du PIB), plafond des dépenses.
[2] D’après les enquêtes Statistiques sur les ressources et les conditions de vie, en 2019, un tiers des ménages (33 %) était endetté pour un motif immobilier.