Written by , 12h33 Croquis

Vingt ans d’inquiétude : une courte histoire de la réglementation européenne du carbone

Bien des années plus tard, face aux comités de la COP, les technocrates européens devaient se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel la Commission les força à faire connaissance avec la réglementation du carbone. L’histoire de la politique climatique européenne tend vers des objectifs de plus en plus contraignants, mais tout a commencé, et tout se termine, par le marché.

La création du système d’échange de quotas d’émission (SEQE)

Afin de réduire les émissions, nous pouvons, selon la logique du marché, influencer soit leur prix, soit leur quantité. Une taxe carbone fixe un prix pour chaque tonne de carbone émise. En revanche, un système de plafonnement et d’échange (cap-and-trade en anglais) limite la quantité totale d’émissions et les entreprises peuvent acheter et vendre des droits d’émission.

En Europe, les États membres ont choisi de créer un marché de quotas pour réglementer le carbone. Le système d’échange de quotas d’émission (SEQE) est né en 2003 avec la Directive 2003/87/CE et couvre environ 40 % des émissions produites dans l’UE. D’après Ellerman & Buchner (2007), l’échange de quotas d’émission est à la base une solution introduite par les États-Unis dans les négociations autour du protocole de Kyoto en 1997 [1].

À l’origine, ce système s’applique aux stations énergétiques et à un large éventail de secteurs industriels grands consommateurs d’énergie. A partir de 2005, les exploitants de toutes les activités couvertes par la législation doivent restituer chaque année un nombre de quotas d’émission approprié pour couvrir leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) [2] de l’année précédente. La quantité de quotas délivrés au sein de l’UE est réduite progressivement chaque année pour correspondre aux objectifs de réduction des émissions de l’UE. Le SEQE a évolué depuis 2003, avec une diminution plus rapide des quotas et une extension de sa portée par exemple dans le transport aérien et maritime international. Des ajustements ont été faits pour prévenir les « fuites de carbone », c’est-à-dire le déplacement des émissions vers des régions avec des régulations moins strictes, notamment par la distribution de quotas gratuits et la mise en place du Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières [3].

A sa création, le SEQE est devenu le plus grand marché du carbone au niveau mondial ; il l’est resté depuis. En plus, il demeure la pierre angulaire de la stratégie européenne de réduction des émissions.

Paris vaut bien une réglementation : le règlement sur la répartition de l’effort (RRE)

Jusqu’à l’accord de Paris en 2015, le SEQE reste quasiment le seul outil de l’arsenal européen permettant la réduction des émissions, mais il ne couvre qu’une minorité des émissions. L’Accord propose un plan d’action plus ambitieux visant à limiter le réchauffement climatique. Les gouvernements conviennent de maintenir l’augmentation de la température moyenne mondiale bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et de poursuivre les efforts pour la limiter à 1,5 °C.

Avec la ratification de l’accord par tous les États membres, l’UE passe à la vitesse supérieure en adoptant des objectifs de réglementation plus contraignants et en forçant les États à planifier la réduction des émissions non couvertes par le SEQE. Plus spécifiquement, l’UE adopte un règlement sur la répartition de l’effort (RRE) [4] qui couvre près de 60 % du total des émissions [5]. Il définit les obligations contraignant des États membres concernant leurs contributions minimales pour atteindre l’objectif européen de réduction de ses émissions d’ici à 2030 (voir Graphique 1). Le RRE constate que les États membres à revenu élevé doivent atteindre des objectifs plus ambitieux à cause de leur capacité supérieure à prendre des mesures. L’effort est alors différencié selon le produit intérieur brut par habitant de chaque État membre [6].

Les objectifs fixés par le RRE en 2018 ont été mis à jour par la loi européenne sur le climat en 2021. Cette loi a permis d’aligner complètement l’objectif pour 2030 dans le RRE sur l’objectif prévu dans l’accord de Paris : -55 % d’émissions par rapport à 1990 [7].

Graphique 1 – Engagement de réduction des émissions non couvertes par le SEQE

Notes : Les objectifs de réduction des émissions de 2018 sont en vert clair et les objectifs mis à jour en 2021 en vert foncé. Au niveau agrégé, les cibles impliquent une réduction d’émissions de 40 % par rapport au niveau de 2005 ce qui correspond à une réduction de 55 % au niveau de 1990. 
Source : Commission européenne, mis en forme par les auteurs.

Au-dessus des objectifs contraignants de réduction des émissions d’ici à 2030, le RRE donne un budget carbone annuel à partir de 2021 à chacun des États membres. Si la Commission européenne constate qu’ils ne progressent pas suffisamment vers l’objectif national de réduction, elle peut demander la présentation d’un plan de mesure corrective dans les trois mois. Le règlement prévoit enfin un certain nombre de dispositions de flexibilités qui permettent aux États membres d’emprunter des quotas en cas de surplus d’émissions ou de mettre en réserve en cas de déficit, mais aussi de transférer leurs allocations à un autre État membre.

Pour tenir en compte des puits de carbone, l’UE a également adopté un règlement sur l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie (UTCATF) [8]. Après le RRE et le règlement UTCATF en 2018, l’ensemble des émissions européennes sont donc réglementées d’une façon ou d’une autre (voir Graphique 2 gauche).

Le RRE permet aussi certaines substitutions (limitées) entre les émissions couvertes par les règlementations différentes (SEQE, RRE et UTCATF). Il est donc possible de compenser tout excédent de l’allocation annuelle RRE par des réductions d’émissions UTCATF (et donc par une augmentation de la taille du puit carbone national). En simplifiant, il est possible de compenser les surémissions dans le transport routier par la plantation des forêts. Il y a également la possibilité d’annuler un pourcentage limité des quotas SEQE afin de compenser un excès d’émissions dans les secteurs RRE.

À la recherche des émissions perdues

Afin de superviser le respect des objectifs contraignants de réduction d’émissions définis dans le RRE, la Commission effectue une comparaison entre les budgets annuels de carbone et les émissions effectives. Les quotas d’émissions pour chaque pays sont établis sur la base d’une trajectoire linéaire qui commence en 2021 et se termine en 2030 [9]. Ils sont comparés à des données d’inventaire du GES qui sont fournies par les États [10]. Chaque État membre a dû élaborer un plan national intégré de décarbonation pour la période 2021-2030 et le communiquer à la Commission européenne avant 2019. Les données et projections communiquées par les États membres à l’appui de ce plan sont accessibles de façon standardisée ainsi que prévu par le Règlement d’exécution 2020/1208.

Les contrôles de conformité de la Commission prévus en 2027 et en 2032 pourraient entraîner des pénalités d’émission pour les États membres qui produisent plus d’émissions que leur allocation annuelle. Cela implique donc des efforts supplémentaires à réaliser dans les secteurs RRE ou bien une réduction des quotas sur les émissions SEQE et/ou un effort supplémentaire sur les émissions UTCATF, même si ces possibilités sont limitées. On peut supposer, étant donné que ces objectifs sont juridiquement contraignants, qu’ils peuvent aussi amener un État à recevoir des amendes supplémentaires et le passage par la Cour de Justice de l’Union européenne. En tout cas, aucune sanction n’est précisée dans le RRE au-delà des pénalités d’émissions.

En 2023, un nouveau système d’échange de quotas d’émission (SEQE 2) a été créé. Ce marché de carbone distinct couvre la combustion de carburants dans les bâtiments, les transports routiers et d’autres industries non couvertes par le SEQE 1 (en total ~35 % des émissions de l’UE). C’est un système qui réglemente les fournisseurs de carburants en amont de la chaîne d’approvisionnement plutôt que les ménages et les conducteurs de voitures. Le SEQE 2 sera opérationnel en 2027, tandis que la surveillance des émissions débutera en 2025. Les secteurs dans le SEQE 2 couvriront la moitié des émissions RRE mais resteront régis par ses objectifs de réduction des émissions, complétant ainsi les efforts nationaux dans ces secteurs (voir Graphique 2 droite). De plus, au moins jusqu’en 2031, le prix du carbone sera plafonné à 45 € dans ce second marché.

Graphique 2 – Répartition du budget carbone européen par type de réglementation

Notes : Le % de UTCATF est indicatif.
Source : Commission européenne, mis en forme par les auteurs.

Conclusion

En créant la possibilité d’une connexion entre les différentes émissions (RRE, SEQE et UTCATF), la commission a implicitement imposé le prix du carbone du marché SEQE pour chiffrer les retards dans les autres domaines. Pour la dette climatique, élaboré dans des notes précédentes, le prix SEQE semble donc un candidat sérieux pour comparer la valeur monétaire des écarts de CO2 des différents États entre eux. Les États en retard à partir de 2027 devront en principe soit accélérer le rythme de réduction des émissions RRE, soit augmenter la taille des puits de carbone, soit réduire les quotas qui leur sont alloués sur les émissions SEQE avec pour conséquences des restrictions plus importantes pour leurs entreprises et un prix du carbone plus élevé pour tous.

Finalement, malgré des réglementations de plus en plus exigeantes et le rôle plus prégnant de la planification de la transition, le marché du carbone reste donc la pierre angulaire de la régulation climatique européenne.

Cyprien Batut & Jonas Kaiser

Notes

[1] Selon Ellerman & Buchner (2007) l’idée d’un échange de quotas d’émission est rejetée par les Européens à l’origine, mais le retrait des États-Unis du protocole de Kyoto en 2001 a semblé faire s’évanouir l’opposition européenne. Cependant, Le Green Paper on GHG Emissions Trading préfigure déjà en 2000 la forme qu’il prendra en Europe à partir de 2005.

[2] Les émissions sont mesurées par tonne de dioxyde de carbone (CO2) ou la quantité équivalente d’autres GES.

[3] Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) vise à soumettre les produits importés dans l’UE à une tarification du carbone équivalente à celle appliquée aux industriels européens fabriquant ces produits.

[4] Règlement 2018/842.

[5] Notamment le transport, la construction, l’agriculture, l’industrie (hors SEQE) et la gestion des déchets.

[6] Les objectifs sont aussi ajustés pour tenir compte du rapport coût-efficacité pour les États membres dont le PIB par habitant est supérieur à la moyenne.

[7] La réglementation de 2018 était alignée à un objectif précédant de -40 % par rapport à 1990.

[8] Ce Règlement 2018/841 définit ce que les États membres doivent faire pour que le secteur de l’utilisation des terres, du changement d’affectation des terres et de la foresterie contribue à atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de l’UE pour la période 2021-2030 et établit les règles pour comptabiliser les émissions et les absorptions provenant de l’utilisation des terres, du changement d’affectation des terres et de la foresterie et pour vérifier que les États membres respectent leurs engagements.

[9] Les limites annuelles des émissions de gaz à effet de serre par État membre dans le cadre de la trajectoire de réduction linéaire sont fixées dans un acte d’exécution, la décision d’exécution (UE) 2020/2126.

[10] Le principe de ces inventaires est posé dans le Règlement 2018/1999.

Image : Wassily Kandinsky, Landscape with Church (Landscape with Red Spots I), 1913, huile sur toile, 78 x 100 cm.

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