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Une meilleure utilisation des sommes consacrées aux rachats d’actions

En France, comme partout dans le monde, les montants consacrés aux rachats d’actions sont en constante augmentation. Ce mécanisme constitue de facto un détournement des revenus des entreprises qui pourraient être utilisés à de meilleures fins. En particulier, Frédéric Boissel suggère ici d’en allouer une partie à la transition écologique, via un mécanisme novateur.

Contexte

En France, les rachats d’actions par la société émettrice étaient une pratique interdite jusqu’en juillet 1998, conséquence de la loi sur les sociétés commerciales de 1966. Ce n’est qu’après la publication du rapport Esambert que les sociétés françaises ont été autorisées à racheter leurs propres actions, dans une limite de 10% de leur capital. Selon ce rapport, l’idée centrale était que « les sociétés qui réussissent sont celles qui rémunèrent au mieux leurs actionnaires » (Esambert 1998, p. 5) et, par conséquent, elles devaient avoir la possibilité de redistribuer leur trésorerie excédentaire. Le rachat d’actions suivi de leur annulation apparaissait comme une opération bénéfique pour l’investisseur, notamment en augmentant la rentabilité par action, tout du moins leur rendement. Moins d’actions impliquant une hausse mécanique du dividende par action l’année suivant leur annulation. Cette évolution a pris part au sein d’un courant théorique visant, de façon générale, à renforcer le poids des actionnaires parmi les différentes parties prenantes des entreprises[1]. Par ailleurs, il y avait une volonté d’aligner la France sur les pratiques déjà courantes aux États-Unis et en Grande-Bretagne, d’attirer davantage d’investisseurs sur la place de Paris et de stimuler la hausse des indices boursiers.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Aujourd’hui, les sociétés sont de plus en plus actives dans le rachat de leurs propres titres. Alors qu’au début des années 2000, les montants dépensés par les entreprises du CAC 40 étaient situés entre 10 et 15 milliards d’euros, les sommes allouées au rachat d’actions ont atteint 33 milliards d’euros en 2023[2]. Une pratique qui reste cependant encore éloignée des standards d’outre-Atlantique : alors que ces montants représentent environ 1% du PIB français, ils atteignent 3 % du PIB états-unien, avec 850 milliards de dollars dépensés en 2023. La pratique progresse cependant rapidement en Europe. Pour le secteur bancaire européen, certains analystes estiment que le tiers des 123 milliards d’euros versés aux actionnaires au titre de l’exercice fiscal 2024 serait issu d’opérations de rachat d’actions. Cela ferait de 2025 une année record pour le secteur. Les raisons de ces rachats sont multiples. Certes, la priorité reste l’optimisation de la rémunération des actionnaires, mais les entreprises cherchent également à éviter de maintenir des trésoreries trop importantes, ce qui pourrait les rendre vulnérables à des prises de contrôle (en diminuant le degré d’incertitude inhérente à ce type d’opération et en fournissant à l’acquéreur un accès immédiat à des liquidités), ou encore à envoyer un signal au marché que leurs actions sont sous-évaluées. Enfin, elles cherchent à se différencier de leurs concurrents sectoriels en se rendant plus attractives et en donnant plus de visibilité aux actionnaires sur leur rémunération.

Quel impact ont les rachats d’actions ?

En 2023 et 2024, les volumes de rachats d’actions en France ont représenté près de 30 à 50 % des sommes allouées aux dividendes (33 milliards contre 68 milliards d’euros en 2023, et 25,4 milliards pour 72,8 milliards en 2024). En pratique, ces programmes de rachats sont votés en assemblée générale et ont une durée de 6 mois à 2 ans. Une fois ces derniers terminés, les titres peuvent être annulés.

L’efficacité de ces opérations en termes de prix de marché des titres pose toutefois question. En effet, ces rachats représentent moins de 2 % des volumes échangés sur Euronext Paris, et on peut s’interroger sur leur impact réel en termes de soutien aux cours des actions. De ce point de vue, leur objectif semble davantage résider dans le message qu’ils envoient aux investisseurs lorsque les sociétés les mettent en place : les titres seraient sous-évalués par rapport à la valeur fondamentale de l’entreprise, dont les dirigeants auraient une meilleure connaissance. Du côté des actionnaires, ces rachats ne deviennent bénéfiques, en termes de relution, qu’une fois les titres annulés.

Pourquoi dépenser autant d’argent ?

Au-delà de l’augmentation de la rémunération des actionnaires via les dividendes versés, le véritable objectif du rachat d’actions réside davantage dans le pilotage de la croissance du bénéfice par action (BPA). En effet, la communication financière des entreprises est désormais centrée autour de deux critères essentiels : la croissance organique et celle des bénéfices. L’analyste financier est devenu, ces dernières décennies, moins un spécialiste sectoriel et davantage un fournisseur de données sur le BPA. Les grands fonds d’investissement, souvent acheteurs de données, utilisent les prévisions des analystes pour alimenter leurs études quantitatives et définir leurs allocations d’actifs. De ce fait, les sociétés ont tout intérêt à maintenir une croissance régulière du BPA. Et quel meilleur moyen d’y parvenir qu’en rachetant et annulant une partie de leurs actions, ce qui augmente artificiellement ce ratio ?

Même si certains analystes ajustent le BPA en tenant compte de ces rachats, mais ce n’est pas toujours le cas. Une société peut ainsi faire croître son BPA et, par effet de levier, son dividende par action, tout en donnant l’impression que son action devient plus attractive, même si la réalité économique de sous-jacente n’a pas changé.

Le rachat d’action n’est donc pas un mécanisme créateur de valeur, mais un transfert de richesse. On pourrait même dire que cela appauvrit l’entreprise dans l’impact qu’elle peut avoir sur la sphère réelle. En effet, les liquidités utilisées pour financer le rachat d’actions sont retirées de l’entreprise et ne sont plus disponibles pour d’autres usages potentiellement créateurs de valeur, comme l’investissement dans de nouveaux projets, la recherche et développement, ou l’expansion sur de nouveaux marchés. Un rachat d’actions ne fait qu’offrir un bénéfice temporaire à certains actionnaires, sans contribuer à la croissance future de l’entreprise. En ce sens, il peut être perçu comme une manière de privilégier des solutions à court terme au détriment de la pérennité de l’entreprise.

Comment rediriger une partie des sommes allouées au rachat d’actions aux besoins de financement de la transition ?

Dans le cadre de son projet de loi de finances (PLF), le gouvernement envisage de taxer les rachats d’actions à hauteur de 8 %, contre seulement 1 % aux États-Unis. Cependant, cette taxe ne rapporterait pas autant que prévu. En effet, elle serait calculée sur la valeur nominale des actions et non sur leur valeur de marché, ce qui limiterait son impact à moins de 1 % des montants engagés, soit bien en deçà des attentes.

Il serait plus pertinent de lier ces pratiques de rachats d’actions aux besoins de financement de la transition écologique, qui sont estimés à 66 milliards d’euros par an. L’introduction d’une telle démarche permettrait en outre aux entreprises d’avoir une communication vertueuse et éviterait toute recherche d’exemption. En pratique, et plutôt que de les taxer directement, les sociétés cotées pourraient être incitées à verser une partie des montants qu’elles dédient aux rachats d’actions à un nouveau fonds dédié à la transition écologique, que nous pourrions appeler FUTUR (Fonds Universel de Transition Urgente et Responsable). Ce fonds pourrait être ouvert aux particuliers, aux sociétés de gestion, aux entreprises et à l’État, et sa gouvernance serait mixte, associant des citoyens et des professionnels.

L’objectif de ce fonds serait d’investir dans des entreprises développant des solutions bas carbone. Ces entreprises devraient, en contrepartie, verser des « dividendes carbone » à leurs actionnaires, calculés en fonction des réductions d’émissions réalisées. Un type d’initiative en termes de comptabilité extra-financière que le gouvernement, à travers l’Ademe, soutient et qui pourrait compléter le marché des crédits carbone.

Un modèle similaire existe déjà avec Climate Dividends, une association française à but non lucratif fondée en 2022. En soutenant ce type de mécanisme, les entreprises seraient incitées à adopter des pratiques plus durables, tout en ayant un impact positif en faveur de la transition. 

Conclusion

Cette proposition permettrait de répondre à plusieurs enjeux. D’une part, elle réduirait les critiques concernant une pratique qui, souvent, est perçue comme un moyen pour les entreprises de dépenser massivement leur trésorerie sans réel bénéfice pour la société et la planète.

D’autre part, elle offrirait une alternative plus vertueuse aux rachats d’actions en orientant les flux financiers vers des projets favorables à la transition écologique. Les rachats d’actions, au lieu de contribuer à l’augmentation artificielle des bénéfices par action, pourraient ainsi jouer un rôle clé dans la durabilité de notre économie.

 

Image : Edgar Degas, Portraits à la Bourse, 1979, 100 x 82 cm. Musée d’Orsay.

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Notes 

[1] Une des manifestations de courant a été l’application de la théorie de l’agence au cas de la gestion des entreprises qui a conduit, en pratique, à l’alignement des intérêts des dirigeants d’entreprises avec leurs actionnaires via la généralisation de la pratique des stocks options.

[2] Une somme qui a reculé en 2024 pour atteindre 25,4 milliards. Une baisse qui peut en partie s’expliquer par les incertitudes économiques liées aux évolutions politiques, notamment après la dissolution de l’Assemblée en juin dernier.

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